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INDONÉSIE – REPORTAGE : Expédition en terre Mentawaï

Journaliste : Redaction
La source : Gavroche
Date de publication : 07/04/2020
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Nous avons déniché dans nos archives un nouveau reportage, cette fois expédition en terre Mentawaï, situé à quelque 150 kilomètres au large de la côte Ouest de l’île de Sumatra. On n’arrive pas à Butui par hasard. Umba Umba, le bateau qui fait la liaison entre Sumatra et Siberut, embarque encore les rares touristes qui se risquent là-bas. Autrefois destination-phare des backpackers qui visitaient Bukittinggi, la crise économique et les tremblements de terre ont eu raison de l’engouement pour le peuple Mentawaï.

 

Au bout de dix heures d’une traversée réputée agitée, après avoir été salué à l’arrivée par baleines et dauphins, Umba Umba déverse ses vivres sur la jetée du petit port de Siberut. Une fois sur l’île, nous empruntons une pirogue pour remonter la rivière sous une pluie battante. C’est pourtant la saison sèche, et le niveau de l’eau, au plus bas, ne permet pas de pénétrer au cœur de la jungle. C’est les pieds dans la boue que nous nous mettons en route pour le premier village situé à trois heures de marche.

 

Ugaï est plutôt coquet: de petites maisons en bois surmontées de paraboles s’alignent le long d’un chemin en ciment. Une école et une petite échoppe forment le centre du village. Mais ses habitants qui s’arrêtent pour nous dévisager n’ont rien à voir avec l’image tribale qu’on s’en faisait. Leurs habits occidentaux, peu adaptés à la forêt humide, sont sales et parfois déchirés: un bout de civilisation avorté en pleine forêt primaire…

 

Ces villages gouvernementaux datent de l’indépendance de l’Indonésie et de l’arrivée des missionnaires européens, lorsqu’ils voulurent faire du mode de vie des Mentawaïs une pâle copie de la leur. Le gouvernement les oblige alors à troquer leurs croyances ancestrales contre des religions «civilisées». En trois mois, ils ont à choisir entre islam et christianisme. Dans cette logique d’assimilation, les populations sont fortement incitées à se regrouper dans des villages «décents» du gouvernement et à se vêtir à l’occidental. Ils sont appâtés par des promesses vides, comme l’accès à une éducation gratuite pour leurs enfants, à des soins médicaux, des vêtements et à un lieu de culte de «leur choix». La tentation est forte et de nombreux clans ont abandonné la Uma (maison traditionnelle) où ils vivaient tous sous un même toit, pour s’installer dans de petites maisons individuelles.
De nos jours, le gouvernement est devenu un peu plus tolérant, mais peu de Mentawaïs vivent encore selon leurs traditions. Et ceux qui ont choisi la voie gouvernementale les considèrent avec mépris, reniant en bloc ce qui fut autrefois leur culture. Pourtant, au détour d’un chemin, nous croisons nos premiers Mentawaïs en tenue traditionnelle: le pagne rouge en écorce d’arbre, les boîtes en noix de coco pour garder le tabac au sec et le corps couvert de tatouage. Et tout d’un coup, nous ne savons plus qui n’est pas à sa place: les convertis, les traditionnels… ou nous !

 

Autour de la Uma

 

Après plusieurs heures d’une marche harassante dans des marécages, nous arrivons enfin chez nos hôtes Mentawaïs. Aman Sasaly, un des shamans du clan, nous accueille dans la Uma familiale. La Uma désigne la longue maison commune mais aussi le clan qu’elle abrite. C’est là que vit la famille élargie aux fils mariés, à leur femme et enfants. Lorsqu’une des filles se marie, elle doit quitter la Uma familiale pour aller s’installer dans celle de la famille du mari. La Uma est généralement construite pour une durée de 40 ans, dans un bois tropical particulièrement résistant. Sur pilotis, on y accède par une allée de troncs. Les cochons et les volailles errent en toute liberté autour et sous la maison. Les coqs chantent, les porcs fouillent le sol en grognant et les bébés crient. Une belle cacophonie qui laisse peu de place à l’intimité. À l’intérieur de la Uma, la décoration est assez sommaire car les Mentawaïs ne sont pas de grands artistes. Les crânes des animaux sacrifiés et les trophées de chasse (crânes de singes et cerfs) sont suspendus au-dessus des entrées et du feu. Les animaux domestiques sont tournés vers l’intérieur de la Uma, les animaux sauvages vers l’extérieur. Ces trophées, sensés abriter les esprits des animaux chassés, font le prestige du clan.

 

La Uma se compose de trois pièces successives: le porche, la pièce principale et la cuisine. Elle possède également un totem: le Jaraik. Il s’agit d’une pièce de bois accrochée en haut de la porte qui mène vers la cuisine. La plupart ont malheureusement été rachetées par des anthropologistes. Côté grigri, un grand panier avec des offrandes et des feuilles est accroché au plafond de la cuisine et à l’entrée, sous le porche. Ce sont les deux amulettes les plus importantes de la Uma. Les familles ont aussi une autre maison, le Sapou, où ils élèvent leurs poules et cochons. Le Sapou se compose généralement d’un porche et d’une seule pièce avec un âtre. Ils y vivent plus ou moins longtemps suivant le besoin d’intimité. Et avec les héritages de mariage, les champs et maisons peuvent être plus ou moins éloignés de la Uma.

 

À la rencontre des traditions

 

Sur les murs, la mémoire des morts (takep): lors d’un décès, on prend les empruntes des mains et des pieds du défunt. Puis on dessine des disques ou demi-cercles pour compter le nombre de lunes de deuil. Mais avec le temps, ils perdent un peu le fil. Le temps au fin fond de la jungle est plus que relatif. Si des horloges – arrêtées depuis des lustres faute de piles – trônent encore dans la Uma, personne ne sait quel jour nous sommes et quelle heure il est. Pour quoi faire ? D’ailleurs, aucun Metawaïs ne connaît exactement son âge !

 

Le porche d’entrée est le théâtre d’interminables palabres. Il n’y a pas de tradition écrite chez les Mentawaïs, donc tout repose sur la transmission orale. Mais surtout, la Uma n’a pas de chef, même si les shamans jouissent d’un statut privilégié. Elle fonctionne sur le principe de l’unanimité. Toute décision ou dispute fait l’objet de discussions sans fin. L’histoire est reprise du début à chaque nouvelle arrivée. Et chacun de donner son avis. La Uma se sépare quand il y a une dispute ou quand la maison devient trop petite pour accueillir tout le clan. Les membres du clan se doivent mutuelle assistance. Le principe communautaire s’applique de façon très stricte, en particulier sur le partage minutieux de la nourriture. Manger seul est considéré comme pervers.

 

Shamanisme

 

Les cérémonies de guérison et d’harmonie se succèdent et nous nous immergeons peu à peu dans un monde animiste divisé en trois cosmos:
– l’au-delà (Esprit du ciel),
– le monde humain (Esprit de la forêt),
– le monde du dessous (Esprit de l’intérieur).
Chaque humain, animal, végétal ou objet a une âme propre. Le respect de chacune de ces âmes leur permet de vivre en symbiose parfaite avec la nature, qui les protège et les nourrit. Pour les Mentawaïs, l’âme et le corps sont séparés et vivent de manière indépendante. La nuit, l’âme va se promener, mais parfois un peu trop loin et peut rencontrer des âmes démoniaques.

 

Le shaman est un guérisseur et un intermédiaire avec les esprits. Les hommes-fleurs croient en l’équilibre et la connexion entre l’homme et la nature, mais aussi en l’harmonie entre les peuples, la nature et les esprits. Le shaman est le médiateur de cette relation et la perte de l’équilibre est une perpétuelle menace et cause de maladies… et de mort. Car seuls les shamans peuvent avoir accès à l’autre monde pendant la vie sur Terre.

 

Ainsi, ces croyances se traduisent dans la vie de tous les jours: on demande la permission aux esprits de la forêt avant de couper un arbre. On bénit un animal avant de le sacrifier. Mais surtout, chaque évènement de la vie courante fait l’objet d’une cérémonie propre à contenter les esprits. Les shamans appellent les âmes des malades qui sont parties trop loin et se sont certainement perdues, ont rencontré des esprits malins, ou pire, sont parties avec les ancêtres. Il faut qu’elles reviennent pour les guérir. Pour cela, des animaux sont sacrifiés. Le cochon est en fait utilisé comme messager auprès du monde de l’au-delà (idem pour les plantes magiques). Le shaman lit dans ses entrailles pour s’assurer que le message est bien passé. De la même manière qu’on s’assure que l’âme de l’animal qu’on vient de sacrifier n’est pas mécontente, et qu’elle comprend l’objet du sacrifice.

 

Outre les maladies, la construction ou la réparation d’une Uma font aussi l’objet d’importantes cérémonies, qui peuvent parfois durer deux jours. En l’occurrence, le nouveau bois du plancher doit pouvoir remplir sa nouvelle fonction et s’harmoniser avec l’ancien. Pour cela, les Mentawaïs se transforment en «hommes-fleurs», car si leur corps est beau, l’âme n’aura pas envie de s’en aller ailleurs. Dès le passage à l’âge adulte, commence le rite du tatouage. Une fois achevés, ils recouvriront la totalité du corps, même le visage, les fleurs, les colliers de perles, les résines et les dents taillées en pointe étant des appâts sensés retenir les âmes dans leur corps. La demeure familiale se transforme pour l’occasion en salle des fêtes accueillant famille et amis alentours. Les danses au son enivrant des tambours ne s’arrêteront qu’au petit matin, quand les shamans tomberont d’épuisement.

 

Une chance de survie ?

 

Dans les années quatre-vingt dix, le mouvement international des peuples autochtones s’est considérablement renforcé. Il a eu le mérite de poser clairement l’énoncé du problème: comment donner aux Mentawaïs leur juste place au sein de l’humanité, dans le respect de leur identité et de leur mode de vie? Comment s’inspirer de la richesse de leur culture et de leurs valeurs pour améliorer les relations entre les hommes et la nature? Dans cette dynamique, des associations se sont mobilisées. Ainsi, Native Planet aide les Mentawaïs à être plus autonomes et à préserver leur culture, à défendre leurs droits en tant qu’êtres humains afin de pouvoir décider quels aspects du monde moderne ils désirent embrasser ou préfèrent ignorer. La culture Mentawaï est une culture d’équilibre, d’harmonie et de paix. Sa confrontation avec le monde moderne lui laisse-t-elle une chance de survie? Certains spécialistes sont plutôt pessimistes et pensent que le peuple Mentawaï, comme tous les autres, se fondra dans le grand moule global et adoptera les valeurs dominantes. Mais seuls eux doivent en décider… Pourvu qu’on leur en laisse le choix!

 

Depuis cette expédition, un tremblement de terre au large de Siberut a fortement endommagé la Uma du clan. Les membres de la famille ont dû se réfugier dans une maison de fortune et ne savent toujours pas à ce jour si elle est réparable.

 

Hervé Plichard

 

Pour en savoir plus : “Mentawai Shaman: Keeper of the Rain forest”, par l’anthropologiste Reimer Schefold et le photographe Charles Lindsay (1992).

 

“Indonésie: Mentawaï, la forêt des esprits”, par Olivier Lelievre.

 

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