Rien de tel que les chroniques historiques de notre ami et collaborateur François Doré, le libraire de Sukhumvit spécialisé dans la littérature coloniale indochinoise, pour nous replonger dans le passé. François Doré s’est notamment beaucoup intéressé à l’occupation française de la province siamoise de Chanthaburi qui dura plus de 11 années. Il s’est récemment rendu sur place avec des élèves du Lycée français de Bangkok. Or durant ces onze années, plusieurs officiers et soldats français moururent, tous de maladie, à l’exception de Benjamin Jacquet dont nous avons déjà raconté l’histoire. Voici un autre destin: celui de l’aviso «L’alouette», un navire de la marine Française…
Une chronique de François Doré également publiée sur le site du «Souvenir Français de Thaïlande» dont nous vous recommandons la lecture ici .
La plaque du Souvenir qui se trouve à côté de la cathédrale de Chanthaburi comporte les noms d’un capitaine, de 17 soldats français et la simple mention de 83 soldats annamites, pour lesquels et à aujourd’hui, aucune archive ne nous à encore livré les noms.
Le Souvenir Français de Thaïlande a pu faire refaire une copie de cette plaque, qui se trouve aujourd’hui placée sur le monument du Souvenir de l’Ambassade à Bangkok. Nous y avons ajouté le nom du capitaine Jeanmaire de l’Infanterie de Marine, décédé le 26 mai 1900 à Chanthaburi.
C’est au hasard d’une relecture du livre d’Émile Vedel paru en 1901, ‘Lumières d’Orient’, que nous avons pu retrouver un petit chapitre intitulé ‘La mort de Gaston’ et dédié à ses marins du ‘Cormoran’.
L’Alouette avait été envoyée au début de cette année pour garder l’embouchure de la rivière de Chanthaburi
La biographie militaire d’Émile Vedel, marin français mais aussi homme de lettres et ami de Pierre Loti, nous permet de pouvoir affirmer que ce ‘Cormoran’ est en réalité l’aviso ‘l’Alouette’, dont Vedel, Lt de Vaisseau, était le patron en 1894. L’Alouette avait été envoyée au début de cette année pour garder l’embouchure de la rivière de Chanthaburi. Là, venait de s’installer une garnison française qui protégeait l’entrée de la rivière qui remontait pendant une quinzaine de kilomètres vers la ville de Chanthaburi, où se trouvait le camp militaire principal occupé par les troupes françaises. L’année d’après, l’Alouette sera remplacée par le Lutin.
Nous pensons que présenter ici ce texte, hommage rendu à un des leurs, servira à conserver le souvenir vivant de ces 83 soldats annamites inconnus, morts, eux-aussi, pour la France.
«Nguyen Van Thu était un de ces indigènes accueillis à mon bord»
Émile Vedel écrit :
« Chaque navire qui tient croisière dans ces parages, embarque une douzaine d’Asiatiques, afin d’épargner nos marins, qui, sous le climat de l’Indo-Chine, ne résisteraient pas longtemps aux chaleurs d’enfer de la ‘chaufferie’…
Nguyen Van Thu était un de ces indigènes accueillis à mon bord. Nous lui avions donné un nom de chrétien, ‘Gaston’, sans doute parce que son teint plus clair et ses yeux peu bridés donnaient à supposer qu’il avait du sang de blanc. Nguyen Van Thu ignorait les hasards de sa naissance : orphelin, il avait grandi loin de Saïgon, dans une case très misérable appartenant à une vieille parente… Thu était un garçon doux et pour gagner quelques piastres, s’était fait admettre comme chauffeur sur un bâtiment de guerre.
Le ‘Cormoran’ fut envoyé à poste, à Chantaboun, sur la côte de Siam. C’était pendant la saison des pluies… A bord on vivait tristement dans l’humidité qui envahissait tout, et ouvrait la porte aux fièvres et à la dysenterie.
Un matin, arriva un vapeur apportant des provisions, du vin, du charbon, enfin de quoi ravitailler l’aviso et les 400 soldats qui montaient la garde à Chantaboun, autour de notre drapeau récemment planté là. Toute la journée, les embarcations firent le va-et-vient du vapeur à terre et de la terre au vapeur, jusqu’à ce que celui-ci fût déchargé. Et jamais les ondées n’avaient été si violentes. Par comble de malheur, des bœufs s’échappèrent à la nage, et pour les rattraper, on dut organiser une battue dans les collines boisées qui entourent le mouillage ; jamais on n’y fût parvenu sans les Annamites, qui s’employèrent à la besogne, malgré la pluie sous laquelle ils grelottaient.
Quand tout fut terminé, de grands bols de thé furent servis aux matelots, pour les réconforter…
Pendant la nuit, Thu, qui avait beaucoup couru après les bœufs, fut pris d’une mauvaise fièvre ; le lendemain, il délirait, disant des choses dans sa langue tandis que sa figure grimaçait d’une façon terrible… Ensuite, le cauchemar de la mort lui vint à travers son délire : « Je ne veux pas qu’on m’embarque sur le vapeur qui part, criait-il en annamite, je vais mourir, et on me jetterait à la mer ! Je veux être mis dans la terre, avec un beau cercueil de bois de teck !… ». Plus tard, en français, il réclama la prière ! Après, il ne demanda plus rien et, vers la nuit, la mort l’emporta, comme un enfant qui n’a pas su dire où il avait mal…
Le jour suivant, on l’enterra. Il eut une bière en bois de teck, ainsi qu’il l’avait souhaité dans son délire. On l’habilla de son costume de marin annamite, un ké-ao et un ké-kouan blancs, avec du bleu au col et aux manches, une ceinture de soie rouge et un turban bleu. Sa tombe fut creusée au pied d’un pagodon en ruine, dans une clairière bordée de vieux arbres, dont les branches se penchaient au-dessus de la fosse ouverte dans le sable rouge.
Tout le ‘Cormoran’ accompagna le cercueil que drapait un pavillon tricolore
Depuis le commandant jusqu’au chien du bord, tout le ‘Cormoran’ accompagna le cercueil que drapait un pavillon tricolore. Le soleil brillait ce matin là, comme pour masquer la mélancolie des choses…
Quand on fut arrivé à l’endroit où Thu allait disparaître pour jamais sous la terre, le commandant lui adressa un adieu, au nom de tous ; mais sa voix se fit tout d’un coup plus émue qu’il ne l’eût voulu, et de grosses larmes de matelots coulèrent en pitié pour leur camarade.
Avec son sifflet d’argent, le maître d’équipage siffla « sur le bord », au moment où le cercueil descendit au fond du trou : c’étaient les honneurs suprêmes. On dit un Pater et un Ave, et en guise d’eau bénite, chacun jeta sur le mort une pincée de la terre de Siam.
Puis on regagna silencieusement le navire. Et je pensais que, devant l’incertitude de mon destin de marin, j’aimerais être conduit en terre comme cela, simplement, dans un joli coin paisible, à la garde de la nature, avec pour toute oraison funèbre, quelques larmes de braves cœurs… ».
Emile Vedel.
Lumières d’Orient. pp. 141 à 147.
Paris, Paul Ollendorff, 1901.