Territoire des Moken, nomades des mers, les 800 îles de l’archipel des Mergui forment, avec les Similan en Thaïlande, les joyaux de la mer Andaman. Zone militaire stratégique longtemps interdite aux étrangers, l’ouverture politique récente en Birmanie et les concessions accordées à des groupes hôteliers laissent présager une croissance du tourisme balnéaire plus soutenue. Boulder Island, à cinq heures de bateau de Kawthaung, la ville frontière avec la Thaïlande, pourrait servir de modèle de développement durable basé sur la préservation d’un écosystème fragile exposé aux ravages de l’activité humaine. Un reportage extrait de notre magazine Gavroche Thaïlande.
Ranong, 7h du matin. Après un freinage brusque suivi de quelques fortes secousses, l’ATR 72 de Nok Air qui assure la liaison quotidienne avec Bangkok s’immobilise sur le tarmac du petit aéroport. Ville frontalière tournée vers le commerce de la pêche, Ranong est aussi le point d’embarcation des touristes qui rejoignent l’île de Koh Payam toute proche, l’un des derniers refuges des voyageurs au long cours fuyant les marées humaines qui ont défiguré Krabi, Phuket ou Phi Phi. C’est aussi la porte d’entrée des travailleurs birmans que fournissent une main d’œuvre bon marché dans la construction et l’hôtellerie du sud de la Thaïlande, et l’un des passages les plus utilisés par les réseaux d’immigration clandestine et de trafics d’êtres humains, dont les réfugiés Rohingyas, qui cherchent à rallier la Malaisie, sont les premières victimes.
Kawthaung, la paisible bourgade birmane de l’autre côté de l’embouchure du fleuve Pakchan, vit quant à elle des échanges commerciaux avec son voisin qui lui achète la quasi-totalité de sa pêche. La Thaïlande fournit en retour les produits de grande consommation qui alimentent Myeik (l’autre nom pour Mergui) et Dawei, la capitale de cette région méridionale isolée du Tanintharyi. Kawthaung est aussi connue pour ses fermes de perles où sont produites les Golden Pearls des Mergui, réputées les plus belles et les plus chères au monde.
L’autre attraction de l’ancienne Victoria Point, comme l’avaient baptisée les Anglais, est le casino construit sur une île au beau milieu de la Pakchan River. Une façon de contourner la loi en Thaïlande où le jeu est interdit. Mais la relative stabilité politique au Myanmar augure aussi un développement touristique de l’Archipel des Mergui, cet extraordinaire refuge d’une faune et d’une flore jusqu’alors protégées de part son isolement, malgré les ravages de la pêche à la dynamite et des déchets plastique qui ont transformé, comme partout dans l’Océan Indien, la mer en une gigantesque décharge flottante.
Ancré en face du poste d’immigration de Kawthaung, le MV Sea Gipsy, bateau de transport de marchandises en bois réaménagé pour accueillir des passagers, est prêt à appareiller. Pendant la belle saison, d’octobre à avril, Bjorn Burchard, propriétaire du bateau, organise des croisières de plusieurs jours qui permettent à quelques privilégiés d’explorer parmi les plus belles îles et fonds marins de cet archipel plus grand que la Belgique et de rejoindre Border Island, où cet un entrepreneur norvégien touche-à-tout basé à Yangon et son partenaire birman ont obtenu une concession de 30 ans pour construire et exploiter un éco-resort, le premier des Mergui.
Les Moken, ces « gitans de la mer » comme on les a surnommés, formidables pêcheurs au harpon et plongeurs en apnée qui prélèvent de la mer ce qu’ils ont besoin pour se nourrir et troquer, sont encore quelques milliers à vivre dans l’archipel. « Peuple sauvage impossible à civiliser » pour les colonisateurs et missionnaires anglais, les militaires birmans ont tenté de les sédentariser lors de l’ouverture au tourisme en 1997, sur l’île de Lampi notamment, afin de les exposer comme attraction touristique. Mais ce peuple venu probablement de Chine du Sud et dont la présence dans l’archipel remonte à plus de 4000 ans, a toujours refusé l’assimilation. Principales victimes des ravages de la pêche intensive et à la dynamique opérée par les pêcheurs birmans et thaïlandais, les Selung, comme on les appelle au Myanmar, continuent aujourd’hui à vivre sur leur kabang, bateau traditionnel au centre de leur organisation sociale et de leurs croyances, dont la coque monoxyle provient de rares essences d’arbres prélevées sur les îles, qu’on leur interdit d’abattre aujourd’hui, les fragilisant encore un peu plus. Le tourisme, même peu développé, a ici aussi un impact sur les Moken. De petites embarcations légères conduites à deux rames par des enfants n’hésitent pas à s’approcher des bateaux de croisière lors d’un mouillage pour recueillir quelques denrées et friandises remises par l’équipage, sans mot dire, ni salutations quelconque, codes qui n’existent pas dans le langage des Moken.
Sur le Sea Gipsy, alors que le soleil s’évanouit rapidement à l’horizon, l’équipage prépare le repas du soir composé de mets thaïlandais, de riz et de fruits. Des couchettes confortables isolées par des rideaux sont disposées sur les deux ponts ouverts à la brise, tandis qu’une grande table à manger et des chaises longues forment à l’avant l’espace de vie commun. Autour du capitaine chevronné, deux marins, un cuisinier, deux serveurs et un guide anglophone. Le Sea Gypsy est l’un des rares bateaux de croisière côté birman à naviguer dans les Mergui. Si des opérateurs obtiennent depuis la Thaïlande des autorisations pour amener les plongeurs vers les spots les plus réputés comme Black Rock et Shark Cave, les autorités birmanes, qui veulent développer leur propre tourisme balnéaire, accordent moins facilement les licences obligatoires pour naviguer dans l’archipel, et beaucoup d’opérateurs, basés notamment à Khao Lak côté Thaïlande, ont renoncé. D’autant que l’archipel est desservi par deux aéroports, à Myeik et Kaw Thaung, et que les fermetures de frontière ces dernières années ont été relativement fréquentes, même si depuis le retrait politique des militaires les choses se sont stabilisées et les relations normalisées.
Il n’y a d’ailleurs pas que le tourisme que les Birmans protègent. Plusieurs îles à l’extrémité sud de l’archipel, qui accueillent des bases militaires, sont interdites d’accès. L’armée veille, en autres, à ce que les pêcheurs thaïlandais ne viennent pas jeter leurs filets dans ces eaux parmi les plus poissonneuses de l’Océan Indien et dont l’importance pour la biodiversité, la protection des récifs coralliens et la reproduction des espèces marines est essentielle, du moins aux yeux des scientifiques.
Mais contrairement aux Similan, parc national marin protégé par la Thaïlande, les Mergui, à l’exception du parc national autour de l’île de Lampi, subissent les ravages d’une pêche intensive qui selon Fauna & Flora International – une ONG qui travaille avec le gouvernement birman à un inventaire des ressources dans l’archipel – est à l’origine d’une diminution dramatique des stocks de poissons depuis ces dix dernières années. En cause : les méthodes de pêche destructives des chalutiers qui draguent les fonds à proximité des estrans, et la pêche illégale à la dynamite qui ravage le corail, lieu de reproduction de nombreuses espèces de poissons et crustacés. Mais depuis fin 2014, le gouvernement civil semble enfin prendre la mesure de l’enjeu et vouloir agir pour protéger ses ressources. La pêche à la dynamite aurait cessé, tandis que des zones maritimes protégées ont été établies en impliquant les populations locales.
A la tombée de la nuit, sous un ciel sans lune, la ligne d’horizon est éclairée par des tâches de lumières vertes et blanches. Des centaines de bateaux déploient de grandes perches de lampes à diode au-dessus de l’eau pour attirer le plancton chassé par les calamars. De jour, pendant la traversée, difficile aussi de ne pas croiser un chalutier ou une embarcation. L’archipel, resté inaccessible pendant un demi-siècle avant une exploitation intensive ces vingt dernières années, est le berceau d’une extraordinaire diversité d’espèces de coraux et de poissons, et possède encore des zones de récifs quasiment intacts et de nombreuses îles dépourvues de toute présence ou activité humaine. Sur plus de 400 kilomètres du Nord au Sud, un ensemble de forêts primaires bordées de criques de sable immaculé parsemées de rochers calcaires ou granitiques tenant parfois en équilibre précaire – résultats d’éboulements suite à des phénomènes géologiques lointains – forme l’un des derniers paradis marins de tout l’Océan Indien.
Un rêve bien gardé
Boulder Island (l’île aux rochers), ou Nga Khin Nyo Gyee en birman, porte bien son nom. Située sur la ceinture ouest de l’archipel, elle présente cet attrait féérique d’une île aux trésors où l’on imaginerait, en rêve, s’échouer après un naufrage. Recouverte de jungle au toit vert ondulant et impénétrable, elle est bordée par plusieurs criques et une baie protégée où s’étale un sable d’un blanc immaculé dont les seules empreintes sont laissées par de petits crabes vifs comme l’éclair qui viennent y creuser leur trou lors des changements de marée.
Le Sea Gipsy s’est amarré à une plate-forme ancrée au milieu de la baie. Les passagers sont transbordés dans un zodiac qui doit surfer la crête des vagues pour rejoindre la plage. Depuis la mer, cette dernière semble déserte et inhabitée. La dizaine de bungalows en bois et le restaurant sont dissimulés sous une rangée danse de forêt tropicale insulaire que l’on découvre une fois à terre. A peine peut-on apercevoir le cône d’une petite parabole dépassant de la canopée, seul relais avec le monde extérieur. Une dizaine d’employés du resort, des hommes seulement, vivent là en permanence pendant les six mois d’ouverture, de novembre à avril, ravitaillés deux fois par semaine par le Sea Gipsy. Un autre bateau du même acabit est présent dans la baie en cas d’avarie. A la fin de la saison, alors que la mousson s’annonce, l’île est désertée, au grand regret des crabes-ermites qui sous leur lourd camouflage en coquillage rodent autour des cuisines. Les autres habitants de la jungle se font assez discrets et même les moustiques semblent se détourner du sang des intrus. Seul agacement, les sandflies et leur dar urticant à retardement, souvenir peu agréable d’une sieste prolongée sur le sable.
L’eau, fraîche et sans chauffage, est détournée d’une source formant à certains endroits de petits marécages. Après une demi-heure de marche à travers la jungle en longeant le ruisseau, on atteint la « plage des Moken », sur l’autre versant de l’île, là où se trouve la plus belle crique avec ses formations rocheuses façonnées par la nature et baignées dans des eaux cristallines peu profondes où vivent un récif corallien et ses colonies de poissons d’une beauté stupéfiante, accessible en quelques brasses depuis la plage. C’est ici que les Moken viennent se ravitailler en eau douce et que Thor Jensen et Annika Dose passent la plupart de leur temps. Envoyés à Boulder Island par la fondation autrichienne Manaia et accueillis par Bjorn qui les loge pendant les six semaines que durera leur mission, les deux biologistes marins, lui Américain, elle Allemande, sont chargés de faire un inventaire précis des nombreuses familles de coraux que l’on trouve ici et de leur santé. Ils préparent aussi le terrain pour la mission suivante liée à un programme de réhabilitation du corail et de repeuplement sur les zones affectées dans l’archipel des Mergui, en collaboration avec les autorités locales et le département des Sciences de la mer de l’université de Miek, qui envoie des étudiants observer le travail des deux biologistes expérimentés. L’université a elle-même développé au nord de l’archipel un centre de recyclage du plastique, véritable fléau qui menace l’océan.
En utilisant des matériaux naturels trouvés sur place, comme ces casiers à crustacés en bois abandonnés par les pêcheurs, les biologistes reconstruisent à l’aide de morceaux de coraux brisés un habitat propice à repeupler les récifs de poissons. Des expériences, si elles s’avèrent concluantes, qui pourraient être reproduites à plus grande échelle dans l’archipel. Thor et Annika sont unanimes : les différentes formations de coraux de Boulder Island sont non seulement d’une richesse et d’une diversité exceptionnelles, mais aussi en excellente santé, ayant très peu subi les ravages occasionnés par la dynamite ou le blanchiment dû au réchauffement qui est en train de tuer l’ensemble des barrières de corail de la planète, comme l’a révélé au monde l’an dernier le documentaire de Netflix « Chassing Coral ». « La plupart d’entre nous n’avons pas conscience que le corail joue un rôle essentiel pour le maintien de la vie sur terre. Environ 25% des espèces de poissons dépendent des coraux pour leur nourriture et leur reproduction », explique Thor.
Bjorn Burchard, qui a longtemps fait naviguer des touristes dans les Similan et la baie de Phang Nga, est très concerné par la préservation de cet environnement fragile et l’impact de cette première colonisation humaine de l’île dont il est à l’origine et qu’il tente de limiter au maximum, notamment en n’utilisant que des matériaux naturels pour la construction des bungalows et l’énergie solaire photovoltaïque pour l’alimentation en électricité. S’il a bien fallu défricher un carré de jungle pour l’installation des panneaux, le site est invisible depuis la baie et permettra de se passer des générateurs. L’autre emprunte positive est le nettoyage des plages où des tonnes de plastique charriées par les forts courants de la mousson viennent s’échouer. Le constat est amer : partout dans l’archipel, sur le moindre bout de plage paradisiaque inhabité, le ressac a déposé une partie des poubelles de l’humanité. Comme l’explique Annika Dose, si le plastique, flottant, épargne les fonds coralliens, « il se décompose en des millions de micro-morceaux invisibles à l’œil nu, mais ingérés par les poissons et tous les organismes vivant dans les mers, décimant les tortues, pour ne citer qu’elles. » En plus de la plage où le resort est situé, ce sont trois autres criques de l’île accessibles à pied qui sont régulièrement nettoyées, les déchets, entreposés dans des sacs, étant ensuite acheminés sur le continent par bateau.
Mais pour les visiteurs, c’est aussi l’occasion de grandes balades dans la jungle à travers des chemins à peine tracés, suivies de baignades dans une eau cristalline au-dessus de récifs coralliens à couper le souffle. A Boulder Island, dont on peut faire le tour en barque à moteur en moins d’une heure, nul besoin d’être un plongeur confirmé pour admirer toute la beauté des fonds marins et comprendre l’enjeu et les risques de voir disparaître ce fragile écosystème. Un constat qui marquera sans aucun doute la mémoire de celui qui aura vécu, le temps d’un séjour, les rêves de son enfance sur une île déserte.
Légendes
Escale sur l’île « 115 ». En attendant que l’équipage du Gipsy Sea prépare un pique nique sur la plage, les passagers s’adonnent au kayak à la baignade pour observer les coraux et leur myriade de poissons.
Derrière cet épais rideau de jungle qui tombe jusqu’à la plage, se cache le Boulder Bay Eco Resort, dont on aperçoit, en haut à gauche, l’antenne parabolique. La connexion, bien que très lente et sporadique, est le seul lien avec le monde extérieur.
Photo aérienne prise par un drone au-dessus de Moken Beach (Boulder Island). Sous l’eau cristalline, à moins de trois mètres de profondeur, des récifs de coraux en excellente santé comme l’a révélée l’équipe de chercheurs chargée de les répertorier.
Boulder Island, l’un des plus beaux joyaux de l’Archipel des Mergui, doit son nom aux formations rocheuses qui ceinturent l’île. Depuis peu, il est possible d’y séjourner. Au programme : balades dans la forêt primaire insulaire et observation de récifs coralliens. (photo David Van Driessche)
Devant le Boulder Bay Eco Resort, une silhouette géante en granite semble observer l’horizon où brillent les lumières incandescentes des bateaux de pêche au calamar.
Annika Dose et Thor Jensen, deux jeunes chercheurs en biologie marine venus étudier et répertorier les récifs coralliens à Boulder Island, sur le zodiac qui les conduit sur la zone où des pièges à poissons abandonnés par les pêcheurs sont réutilisés afin d’expérimenter une recolonisation. Le morceau de corail que la chercheuse tient dans sa main (ci-contre) est placé à l’intérieur des casiers pour recréer l’habitat naturel des poissons des récifs.
Malto C.
Photos : David Van Driessche