Notre collaborateur Philippe Bergues scrute, à distance, les remous de la politique thaïlandaise et fouille avec talent dans les recoins de l’histoire du royaume. Voici dix ans, le pays était au pic de l’affrontement entre «chemises rouges» et «chemises jaunes» royalistes et pro-militaires. La remise au pas répressive d’avril-mai 2010, qui vit l’armée imposer sa loi avant de reprendre le pouvoir par les armes le 22 mai 2014, pèse depuis lors comme un couvercle…
Une analyse de Philippe Bergues
Dix ans après les manifestations monstres des Chemises rouges à Bangkok qui firent 94 morts dont 76 civils, 8 soldats, 6 soignants bénévoles, 2 policiers et 2 journalistes (italien et japonais), le combat de rue s’est déplacé vers celui des mémoires, vers la recherche de la vérité pour établir la chaîne des responsabilités dans ces massacres.
Pour commémorer cet anniversaire tragique, le Progressive Movement de Thanathorn Juangroongruangkit a projeté dès le 10 mai sur différents édifices symboliques de la capitale des lasers lumineux avec comme slogan « Recherche de la vérité », notamment sur le ministère de la Défense, Democracy Monument, à la station BTS du carrefour Ratchaprasong et sur le Wat Pathum, temple bouddhiste où de nombreux civils, notamment des soignants, furent tués en mai 2010. Décliné en hashtag #SearchForTruth, il a connu une déferlante sur la toile en étant retweeté plusieurs millions de fois en quelques jours, ce qui démontre la volonté de nombreux thaïlandais de connaître la vérité sur leur histoire tragique récente. Car ils n’ont toujours pas de réponses à leurs questions : qui a ordonné les tirs meurtriers sur les Redshirts de l’UDD (United Front for Democracy Against Dictatorship) ? Qui a brûlé Central World ? Qui étaient les snipers et les étranges Black Shirts lourdement armés ?
Une parodie de justice pour assurer l’impunité des responsables ?
La commission « Vérité et Réconciliation » mise en place à l’époque par le Premier ministre Abhisit pour faire la lumière sur ces évènements meurtriers de 2010 n’a pas dégagé les responsabilités par rapport aux victimes car les enquêtes sur ces désordres civils, menées par le Department of Special Investigation (équivalent thaïlandais du FBI), ont officiellement dédouané les militaires.
Cette version a été explicitement dénoncée dans le rapport très détaillé et très documenté de 139 pages “Descent into chaos : Thailand’s Red Shirt Protests and the Government Crackdown” publié début mai 2011 par l’ONG de défense des droits humains Human Rights Watch, laquelle constatait « des meurtres de sang froid commis par des soldats thaïlandais » pour réprimer les manifestants dans une situation qu’elle qualifiait « d’état de guerre ». Doit-on en conclure que les investigations menées depuis 10 ans par les autorités thaïlandaises n’ont pas été assez poussées ou pas assez sérieuses ? Que le processus judiciaire a, de manière délibérée, voulu protéger l’armée, la police et le gouvernement aux affaires durant l’une des pages les plus violentes de l’histoire de la Thaïlande ?
En effet, aucune charge n’a été retenue contre les anciens dirigeants Abhisit Vejjajiva et Suthep Thaugsuban, Premier et vice-premier ministres en 2010 de même que contre l’ancien chef de l’armée, le général Anupong Paojinda. Même si le rapport d’HRW stipulait également que certains militants des Chemises rouges jusqu’au-boutistes avaient attaqué les forces de l’ordre, la réponse disproportionnée tuant près d’une centaine de civils ne fait toujours pas l’objet d’une reconnaissance de responsabilité, encore moins d’une culpabilité établie.
Mémoire impossible
Le porte-parole des Démocrates, Ramet Rattanachaweng, dont le parti est membre de l’actuelle coalition gouvernementale, a déclaré que toutes les allégations contre Abhisit, accusé de ne jamais s’être excusé, étaient de nature « diffamatoires » afin de sacraliser la légitimité de la décision de réprimer les militants pro-thaksiniens. Tel n’est pas l’avis de l’ancien leader des Chemises rouges, Jatuporn Prompan qui se révolte de voir son camp qualifié « de terroriste » par la justice pro-militaire alors qu’il considère ses morts comme « des martyrs » et qu’Abhisit et Suthep « n’ont jamais été traduits en justice ».
Thanathorn et Pannika Wannich, du Progressive Movement, utilisent l’expression « guerre des mémoires » afin de montrer qu’elles ont été confisquées par le pouvoir en place, à la fois juge et partie. Dans la galerie de portraits, Prayuth Chan-ocha était le second d’Anupong, chef des armées en 2010, Suthep, vice-Premier ministre en 2010, est celui qui a permis le renversement du gouvernement dirigé par Yingluck Shinawatra par le coup d’Etat du 22 mai 2014, le général ultra-royaliste Apirat Kongsompong, actuel patron des militaires, s’est rapproché des plus hauts cercles de l’armée en collaborant avec Anupong dans sa lutte contre le général Khattiya Sawasdiphol dit « Seh Daeng » proche de Thaksin et aux idées plus sociales, lequel fut abattu par un sniper au pied du métro aérien. La fille du « Commandant rouge » a honoré sa mémoire en se recueillant et en déposant une gerbe de fleurs en son hommage devant un parterre de journalistes.
Tenant tous les rouages politiques et judiciaires, ces hommes qui incarnent le pouvoir de l’establishment militaro-royaliste empêchent depuis 10 ans un travail objectif et impartial sur les mémoires qu’une partie de l’opinion publique n’aimerait pas voir occulté. Avec une liberté d’expression réduite, le courage de l’opposition de faire entendre une voix alternative face à ces blessures non refermées de 2010 se heurte aux lois d’exception comme l’état d’urgence proclamé dans le contexte du Covid-19, et leurs actions sont menacées de poursuites.
Comme dans tout travail méthodologique de recherche sensible sur les mémoires, il serait enrichissant pour le peuple et les générations futures que des esprits thaïlandais brillants, libres de pensée et reconnus internationalement comme les historiens Somsak Jeamteerasakul et Thongchai Winichakul ou encore le cinéaste Apichatpong Weerasethakul se penchent sur ces évènements de 2010 afin de contrebalancer le discours officiel d’une caste accrochée à ses prébendes qui refuse de prononcer la vérité des faits. Pour mieux s’auto-amnistier ?
Philippe Bergues
Diplômé de l’Institut Français de Géopolitique – Paris 8
Professeur de lycée d’histoire-géographie