Une lecture romanesque entre deux faits d’actualité: le pari de Gavroche est à la fois celui de la littérature, de la fiction et du récit qui fait la différence. Lire chaque épisode de «La fille qui aimait les nuages», c’est retrouver sous la plume de Patrice Montagu-Williams les coulisses du Vietnam communiste, version polar parisien. Direction Paname, dans le souvenir de l’Indochine et des crimes commis au nom de la lutte contre l’impérialisme…
Résumé de l’histoire et de l’épisode 5 : Une délégation du Parti communiste vietnamien s’est rendue à Paris pour négocier un très important contrat d’armement naval avec la France, en raison des menaces croissantes que fait peser la Chine, ennemi héréditaire du Vietnam, sur la région. Elle est à présent installée dans un palace, près du Trocadéro. Mais rien n’est simple au Parti où la règle de base pour survivre est de ne faire confiance à personne. En conséquence, Huyên, l’homme de la police du régime qui accompagne la délégation, est convoqué à l’ambassade du Vietnam où l’attendent deux agents des services secrets auxquels il doit faire un compte-rendu détaillé des négociations en cours.
Épisode 6: Les flics et les marionnettes
Sa mère avait souhaité rester à l’hôtel. Ces derniers jours, avec sa fille et l’inspecteur, ils avaient beaucoup marché. Elles avaient voulu visiter tous les musées : le Louvre, évidemment, mais aussi le Centre Pompidou, Orsay et le Quai Branly. La veille, elles avaient passé la journée, émerveillées, à arpenter le Marais, déjeunant sous les arcades, place des Vosges, à côté de la maison de Victor Hugo.
Aujourd’hui, tous les deux seuls, Haï et Ai Vân se sont promenés au jardin des Tuileries avant de remonter les Champs-Élysées. Arrivé au Rond-point, l’inspecteur prend tout à coup la jeune fille par la main et elle se laisse faire.
— Viens, j’ai une idée, dit le flic, en l’entraînant avenue Matignon.
La douleur de Guignol
Elle le suit sans poser de questions. Elle a confiance dans cet homme qu’elle connaît à peine, mais, quand elle se trouve devant le théâtre de Guignol, assise sur un banc au milieu d’un groupe d’enfants, sidérée, elle ne sait trop quoi dire.
— Je ne savais pas que les flics aimaient les marionnettes, laisse-t-elle tomber, totalement décontenancée.
— Ma mère m’amenait ici quand j’étais enfant. Ce théâtre a deux cents ans, tu sais, lui dit-il tout bas quand apparaît Guignol avec sa redingote verte à parements rouges.
Mais, alors qu’ils suivent le spectacle, en riant et en criant, comme les gosses autour d’eux, elle le voit s’assombrir.
— Sortons d’ici, dit-il tout à coup en se levant.
Les marionnettes de Thieu
Ils ont traversé les Champs-Élysées puis ont emprunté l’avenue Winston-Churchill, entre le Grand et le Petit Palais. Haï ne disait rien, le visage fermé. Ai Vân respectait ce silence. Arrivés au beau milieu du pont Alexandre-III, ils se sont arrêtés. Accoudé à la somptueuse balustrade en acier moulé, il s’est mis à parler en lui tournant le dos et en regardant la Seine.
— C’est à cause de cette histoire de marionnettes que tout m’est revenu, Ai Vân, commence-t-il.
Son père avait été accusé par le Parti d’être une nguy, une marionnette du régime de Nguyen Van Thieu, soutenu par les Américains. On l’avait été arrêté et conduit dans un camp de rééducation de niveau cinq, le plus dur. Là, il avait été enfermé dans un conteneur, l’une de ces Conex box abandonnées les Yankees, en 1975, dans lesquels on entassait, dans quatre mètres carrés, dix détenus, enchaînés les uns aux autres. Ils n’avaient droit qu’à une boule de riz et un peu d’eau par jour. Presque aucun ne survivait.
— On l’a laissé mourir de soif et de faim, ajoute Haï en se retournant vers la jeune fille qui a l’air bouleversée et semble avoir du mal à tenir sur ses jambes.
— Comment s’appelait ce camp, Haï ?
— C’était celui de Lăng Cô, près de Huế. On l’avait surnommé « le camp de la mort lente ».
Perte de connaissance
Quand la jeune fille s’évanouit, Haï a le temps de la rattraper avant que sa tête ne heurte le trottoir. Il l’allonge sur le sol et lui caresse longuement le visage. Peu à peu, elle retrouve ses esprits.
— Lăng Cô, c’était le camp que dirigeait papa, dit-elle en le regardant dans les yeux, tandis qu’il l’aide à se remettre debout…
À peu près au même moment, AnhHùng, retrouve Huyên dans le hall de l’hôtel. Rien n’était prévu ce jour-là. On attendait une confirmation d’un second rendez-vous avec les Français aussi, quand Anh Hùng lui annonça qu’il voulait se rendre au Musée Guimet, juste en face de l’hôtel, de l’autre côté de la place d’Iéna, pour voir les sculptures du Champa, cet ancien royaume situé dans le centre et le nord du Vietnam actuel, Huyên se contenta de hocher la tête : ils se retrouveraient le soir, pour le dîner qui devait avoir lieu à l’ambassade avec l’ensemble de la délégation.
Huyên n’était jamais rentré dans un musée. Pour lui, c’était une perte de temps, car le passé ne l’intéressait pas. Son ancienne compagne, Bao Châu, « perle précieuse », lui avait pourtant dit plusieurs fois que c’était souvent à la lumière du passé que l’on pouvait déchiffrer l’avenir, mais il ne l’avait pas écouté. D’ailleurs, il ne l’écoutait jamais. C’était une intellectuelle et une artiste. En plus, elle détestait le métier qu’il faisait et ils avaient fini par se séparer.
Un diner à Hanoï
Alors qu’Anh Hùng se tient debout devant le grand Shiva des Tours d’argent, une magnifique sculpture du XIe ou XIIe siècle, un homme plutôt grand avec une cicatrice sous l’œil droit qu’il reconnaît tout de suite s’approche.
Au cours du dîner à Hanoï, il s’était présenté comme étant le colonel Pierre de Puymanel, de la Direction du Renseignement Militaire. Il avait aussi ajouté, à l’intention de son interlocuteur, qu’il était le descendant lointain de Victor de Puymanel, alias Ong Tin, le Français qui créa et organisa l’armée vietnamienne de la dynastie Nguyen et supervisa la construction de la Citadelle de Saigon.
— Bonjour colonel. Merci d’être venu jusqu’ici, à côté de mon hôtel, dit Anh Hùng. Je ne suis pas libre de mes mouvements, comme vous pouvez l’imaginer.
— Une visite au Musée Guimet est une excellente couverture, cher monsieur Anh Hùng. Par précaution, j’ai placé tout de même l’un de mes hommes en bas, à l’entrée.
— La situation est grave. Comme vous l’avez sans doute appris, on a découvert une nouvelle plate-forme pétrolière chinoise installée illégalement dans nos eaux territoriales. On parle maintenant d’une réserve de cent trente milliards de barils de pétrole !
La France et ses alliés
— La France et ses alliés n’ignorent rien de ce qui se trame du côté chinois. C’est pour cela que nous sommes disposés à vous aider et à faire en sorte que ce contrat, concernant les sous-marins Scorpène, aboutisse. Éclairer les prises de décisions au plus haut niveau, telle est la mission officielle de la Direction du Renseignement Militaire.
— Mon rôle consiste aussi à faciliter cette négociation. En contrepartie, comme vous le savez, j’ai besoin que vous m’aidiez. Je ne vous demande pas d’argent. Juste la possibilité de finir ma vie en France et d’y mourir en paix. Chez moi, c’est impossible : je sais trop de choses et, un jour, ils chercheront à m’éliminer.
— Je vous confirme que nous nous vous avons trouvé une villa, près de Bandol, dans le sud de la France, que vous pourrez occuper. Les travaux d’aménagement ont commencé.
— Et pour mon statut et celui de ma famille ?
— L’OFPRA, l’Office français de protection des réfugiés et apatrides, est prévenu. Vous n’aurez aucun problème de ce côté-là.
Les deux hommes se séparent et font semblant de continuer leur visite chacun de leur côté. La conversation n’aura pas duré au total plus de dix minutes, mais cela suffit : on n’a que faire de confiance quand les intérêts des deux parties sont inextricablement mêlés !
Retrouvez ici l’intégralité des épisodes précédents de «La fille qui aimait les nuages»
Un roman de Patrice Montagu-Williams