Retiré avec son épouse en Australie après un demi-siècle de luttes armées dans les rangs de l’insurrection Karen, le Brigadier-général Ralph Ernest Hodgson raconte, dans une collection de livres universitaires, son engagement « révolutionnaire ». C’est celui d’un jeune sergent de 19 ans jeté dans la bataille d’Insein (mai 1949) qui deviendra, à partir de 1974, l’un des plus hauts cadres de l’Armée de libération nationale karen (KNLA) ayant en charge le renseignement, l’entraînement et les opérations. Des mémoires de guerre uniques car elles courent de la lutte contre l’occupant japonais jusqu’à la chute du quartier général de Manerplaw en février 1995.
Une chronique de François Guilbert
Au-delà de l’examen du temps long, la transcription des souvenirs d’un officier du premier rang du commandement de la KNLA est en soi rarissime. Les témoignages de première main imprimés sur ce qui est pourtant l’une des plus anciennes insurrections armées de la planète, sont quasi-inexistants.
Ici, il y a plus. Non seulement le lecteur dispose d’une déposition faite en anglais à la première personne du singulier mais il a en contrepoint du récit du soldat, celui de son épouse depuis 1961. Naw Sheera raconte son histoire après celle de son mari, celle d’une prédicatrice protestante qui dirigea jusqu’à son départ en exil l’organisation des femmes karens, dont l’architecture politique et militante est intimement liée depuis ses origines à l’Union nationale karen (KNU), le bras politique de la rébellion. On a ainsi un livre à deux voix. Elles se complètent plus qu’elles ne s’opposent. Elles donnent des vues différentes d’un même combat ethnique, politique et militaire. Dans un même manuscrit, il est tout à fait exceptionnel d’avoir une vision « familiale » d’une guérilla et de ses faits marquants.
Deux vies plongées dans la guerre
Afin de suivre au mieux les méandres de deux vies plongées sans relâche dans la guerre, le manuscrit est accompagné d’un riche et indispensable appareil de notes expliquant chacun des événements saillants évoqués (ex. assassinat de Saw Ba U Gyi (12 août 1950), alliance du Front national uni de libération avec U Nu (NULF, 1969), scissions avec Hunter Thahmwe (1963) et avec l’Armée bouddhiste démocratique Karen (DKBA, 1994),…) ainsi que les tortueuses évolutions des organisations partisanes de la résistance qui ont ballotés le couple au gré des vents idéologiques et les égos des hommes. Au fil des décennies, Saw Ralph a servi l’insurrection karen sous quatre dénominations combattantes différentes : l’Organisation de défense nationale Karen (KNDO), les Forces armées du Kawthoolei (KAF), l’Armée populaire de libération karen (KPLA) et enfin la KNLA. Quatre entités guerrières aux projets idéologiques et politiques différents pour ne pas dire contradictoires mais qui ont incarnées au plus haut point les volontés indépendantistes ou autonomistes du peuple karen.
Comme tout témoignage de personne ayant usé de la violence, celui-ci est à prendre avec prudence voire distanciation. Les responsabilités individuelles dans l’emploi des armes et les exactions qui en ont découlées, ont été évacuées pour la plupart. L’auteur se contente juste de dire au passage qu’il fut responsable de la discipline militaire sans entrer plus dans le détail. Il n’en dit pas beaucoup plus sur ses modalités d’action sur les arrières de l’armée birmane. Cependant, il n’est pas masqué que la KNLA a eu recours aux mines antipersonnel terrestres, à des recrutements forcés de jeunes conscrits dans les villages et tenus des postes douaniers (ex. Wangkha) particulièrement rémunérateurs aux vues des taxes prélevées sur les minerais kachins à destination de l’économie thaïlandaise. Sa femme n’est pas plus prolixe mais elle évoque au détour de considérations domestiques l’exécution d’hommes accusés de simples adultères.
Commandement insurgé
La narration à deux plumes permet de percevoir nombre de défis concrets auxquels le commandement insurgé, ses troupes et les parentés ont été confrontés au fil des temps. Ils sont énoncés à petite touche et sont, pour la plupart, le lot de toutes les guérillas de par le monde. Dans un exposé qui n’est pas un essai de sciences politiques, on touche du doigt les difficultés de rémunération des hommes sur le terrain, leur dépendance aux revenus de leurs conjoints, la difficile vie de famille des maquisards, la nécessaire éducation politique des soldats, l’incontournable conscientisation des responsables religieux environnants ou encore les affres des familles ayant des combattants dans des camps opposés. Certains sujets sont abordés sans détour, à l’instar des problèmes liés aux consommations d’alcools aussi excessives que récurrentes, même s’il s’agit manifestement d’un bon moyen pour collecter du renseignement d’intérêt militaire.
Les dimensions les plus psychologiques des affrontements prolongés n’ont été en rien sous-estimées, ni même la vanité d’accéder aux décorations militaires (cf. l’Étoile de la révolution karen). Ainsi, ont été dépeintes les grandes difficultés à se projeter dans l’avenir pour ceux qui ont décidés de vouer toute leur vie à la révolution ou retourner à la vie civile quand ils le décident. Dans ce contexte très singulier, le général Ralph rappelle combien le rire est primordial pour le moral et la cohésion des troupes. Dommage qu’il n’est pas agrémenté ses chroniques de guerre des plaisanteries ayant activé ses zygomatiques !
La géographie de la guerre
Les parcours politico-militaires de Ralph et de sa conjointe nous en apprennent beaucoup sur l’organisation de la KNLA/KNU, la géographie de sa guerre et de ses implantations (cf. la description fonctionnelle de l’organisation du site de Manerplaw). Les tensions stratégiques (ex. les difficultés rencontrées avec les nationalistes chinois du Kuomintang, à contrario la proximité politique qui perdure jusqu’à aujourd’hui avec le
Nouvel parti de l’État Mon (NMSP),…), idéologiques ou religieuses intérieures n’ont pas été mises de côté. L’échec sans appel de la doctrine dite des « Quatre coupes » (Pya Ley Pya (1)) de la Tatmadaw n’en est alors que plus parlant. En dépit de sa supériorité en hommes et en armes de longue haleine, jamais l’armée de Nay Pyi Taw n’a pu (re)conquérir la totalité des territoires qui se sont soulevés et ne semblent pas, dans un avenir prochain, prêtes à y parvenir. Ce n’est pas le soutien de quelques dizaines de mercenaires étrangers qui a conduit à l’insuccès final de l’armée régulière birmane, le général Ralph n’est d’ailleurs pas très aimable à l’endroit des mercenaires venus faire le coup de feu, notamment ceux de l’hexagone, voire même la coopération avec les services de renseignement thaïlandais sur laquelle l’auteur revient à plusieurs reprises, y compris quand il fut contraint de se faire discrètement soigner à Bangkok pour une hépatite.
Identité karen
Dans ce contexte, voir comment s’est constituée l’identité karen d’un des chefs de la rébellion s’avère particulièrement instructif. Celui qui fut un des très proches, familialement et militairement, du général Bo Mya (1927 – 2006) et de sa compagne Naw Lah Po s’est révélé, peu à peu, karen et partisan de l’indépendance du pays Kawthoolei (2). Il est en effet né dans la division de Sagaing (nord-ouest), d’un père anglo-arakanais et d’une mère karen des collines. Il a appris le sgaw karen sur le tard et se devait de communiquer en langue birmane pour se faire comprendre de ses alliés karens du delta. Aujourd’hui, ses descendants se mettent en couple avec des Karens de Thaïlande ou des étudiants birmans venus se réfugier dans la jungle après les événements sanglants de 1988.
Reste donc à écrire un nouveau livre sur la pérennité de l’identité karen dans un pays plus fédéralisé, exempt d’affrontements armés pérennes et dont le territoire constitue un espace d’échanges croissants entre la Birmanie et le royaume de Thaïlande !
Pour se procurer le livre: Saw Ralph – Naw Sheera : Fifty years in the Karen Revolution in Burma. The soldier and the teacher, Cornell University Press, Ithaca, 2019, 172 p
François Guilbert