Il y a 25 ans, Gavroche visitait la province de Nan, retrouvez le récit de Jean-Michel. Au nord: Chiang Raï ; à l’ouest : Mae Hong Sorn. Et à l’est ? Rien de nouveau ? NAN ! Avec un point d’exclamation, ce mot, en français, évoque un refus d’enfant, catégorique, têtu et sans appel. C’est à peu près l’attitude des irréductibles habitants de cette région face aux “envahisseurs” laotiens du haut-Mékong, du Lane-Yang, de Luang Prabang et des Birmans-Shans qui ont laissé les pagodes d’or et le bouddhisme théravada.
Seul le royaume de Sukhotai, aux XIIIe et XIVe siècles, a pu durablement s’allier avec les petits royaumes autonomes que l’on peut appeler “Lanna” d’une façon générale et dont la capitale était Chiang Mai.
Cette influence, du Siam sur le Lanna, dura jusqu’à la fondation d’Ayuthaya par le roi Uthong en 1350. Dès lors, Chiang Mai et les vallées aux alentours, Phayao, Phrae, Nan, Chiang Rai, formèrent au fil des siècles une grande province débordant sur les frontières laotienne, chinoise et birmane.
Les vallées du nord se positionnèrent comme des royaumes farouchement indépendants, mais payant tribut au Roi du Siam en signe d’allégeance. Ils se contentèrent de commercer et de profiter des traités leur garantissant l’autonomie vis à vis d’Ayutaya, et plus tard de Bangkok.
L’appartenance officielle de la vallée de Nan au Royaume de Siam ne date que de 1931. Jusqu’en 1961, les troubles séparatistes y étaient fréquents.
L’ouverture au tourisme
En 30 ans, seul le hasard avait poussé quelques voyageurs vers cette contrée méconnue. A l’époque, aucune brochure touristique ne parlait des Mien, Mrabri, Thaï Lü (Lawa), Htin, Khamnu. Les longues marches à travers les montagnes, rendaient difficile l’accès aux villages. Longtemps isolée, ce n’est qu’une fois les pistes transformées en départementales, que la vallée de Nan fut enfin dévoilé aux touristes.
Une vallée secrète
En hiver, la vallée ressemblerait plutôt à la région Innsbruck, la neige en moins. Une bonne partie des habitants portent anoraks, bonnets et passe-montagnes. Le plus haut sommet culmine 2 000 mètres. Les forêts denses qui recouvrent les collines et le terrain accidents ont limités les communications terrestres pendant longtemps. Pas d’usine ni de barrage. Pas le moindre édifice en béton, imposant, et disgracieux, mais d’innombrables habitations en bois de teck, construites avec sobriété et entourées de jardins luxuriants. Des piliers en teck de plus de trois mètres de circonférence supportent certaines maisons.
Disséminés dans des endroits secrets et sacrés, s’élèvent des temples élégants et aériens, aux toits superposés et sculptés, aux ailes de bois doré. Wat Charm Sawan, Wat Phumin, Wat Sri Chum, Wat Phraya Phu… Les temples lanna, shan, thaï lü, laotiens, sont un trésor d’architecture religieuse comme en témoignent les Chedis, de style Chang Saen ou Sukhotaï, contenant les reliques de Bouddha.
“Mekong-soda”
La vie quotidienne des Nans est rythmée par de nombreuses festivités. En octobre-novembre, à la fin du carême bouddhique, de longs bateaux à rames s’affrontent lors de courses-combats très populaires. En décembre, la fête des oranges donne lieu à des cérémonies rituelles, processions, parades, qui réunissent autour de la “mandarine jaune-soleil” des centaines de villageois.
La fête chez ces montagnards a toujours été le décor de tout événement tragique ou gai, religieux ou profane, officiel ou symbolique. La hantise des gens semble être de passer un jour sans fêter quelque chose. Les réjouissances ressemblent un peu a nos bals de campagne: guirlandes et lampions, estrades en plein air pour orchestre amateur, buvettes Mékong “réserve du patron”, gargotes en tout genre, s’installent en quelques heures.
Pendant que l’octogénaire s’essaye au disco endiablé, les groupes de jeunes filles sourient aux garçons loin d’être indifférents. Bien sûr, vous n’échapperez pas au Mékong soda – cuisse de poulet – Krong tip. II vous faudra ensuite monter sur scène pour chanter.
Vous serez exhibé aux notables, fiers de montrer leurs connaissances en anglais et finirez livré aux animateurs des fêtes patronales, les “hommes aux mille questions”.
L’Auberge heureuse de Nan Fah, cette vaste bâtisse en bois à deux étages, est un des rendez-vous d’amis de la région. Tous les âges et tous les styles s’y retrouvent pour la fête aux “Cent Raisons” bruyante d’éclats de rire, d’applaudissements, de discours improvisés, accompagnés de roulements de tambours. Sans raison, mais raisonnable cependant, elle s’arrête à deux heures du matin. Pas d’excès, mais un chahut de collégiens: puis tout le monde rentre chez soi sagement, à pied ou en mobylette.
Les esprits des feuilles jaunes
La région de Nan, abrite un peu plus d’une centaine de Mrabri, les “Phi Thong Luang”, les esprits des feuilles jaunes. Ce peuple aborigène semi-nomade vit de chasse et de cueillette et n’a pas de notion de possession des biens (en particulier des produits de la terre).
Les différents immigrants laotiens, chinois ou thaïs ont pu ainsi s’installer facilement au fil des siècles dans les vallées. Le territoire des Mrabri s’est réduit comme une peau de chagrin et est aujourd’hui confiné sur les hauteurs de Nan, dans les montagnes. Ils ne résistèrent pas longtemps à l’évolution de leur environnement, perdant le don d’être possédés par la nature, plutôt que de la posséder.
Ils ne sont en fait pas morts, mais ont troqué leurs pagnes contre des bleus de travail ou sont devenus chauffeurs de Samlor à la ville. À Nan, on n’a pas de réserve ou de parc naturel, la région est ouverte à tout le monde, mais de territoire des “Esprit des Feuilles Jaunes”. A la chute des feuilles en hiver – qui correspondrait plutôt a noire automne européen – leur pérégrination reprend sur un espace suffisamment grand pour rendre aléatoire une rencontre sans un guide local connaissant leurs habitudes.
A l’aube de l’an 2000, souhaitons que l’ère d’internet ne détruise pas ces habitants qui ont défriché la terre du Siam. Faisons-en sorte qu’il y ait encore des “Phi Tong Luang”, à l’instar des aborigènes d’Australie, des Bushmens d’Afrique du Sud, ou des Dayaks de Borneo.
Jean Michel