François Guilbert est un observateur avisé de l’Asie du Sud-Est et de la zone pacifique, qui nous livre régulièrement dans Gavroche des analyses régionales pointues. Il nous livre ici une chronique sur la situation de l’armée birmane, toujours confrontée à d’importantes manifestations un mois après le coup d’État du 1er février.
Un mois après leur prise de pouvoir, les militaires birmans peinent à s’imposer sur tous les fronts qu’ils ont ouverts. Sur la scène intérieure, ils n’arrivent pas à juguler la contestation des fonctionnaires. Toutes les administrations connaissent un vaste mouvement de grèves. En pleine crise de la COVID-19, le ministère de la Santé et des Sports est à l’arrêt comme bon nombre d’entreprises et d’institutions publiques. L’un des poumons de la révolte se trouve battre avec vigueur dans la capitale.
Le nouveau régime a beau promettre des primes à ceux qui viendront travailler, notamment dans les secteurs de la santé et de l’éducation, il leur faut également faire des efforts financiers du côté de l’appareil de sécurité. Quelques policiers ont décidé de se joindre aux manifestants. Certes, ils ne sont pas très nombreux. Ils exercent des responsabilités de rangs modestes mais ils n’hésitent pas à agir à visages découverts, devant les caméras et sur les réseaux sociaux, et cela quelles que soient les peines extrêmement sévères qu’ils encourent. Pour l’heure, les menaces de sanctions administratives et/ou pénales à l’encontre de ceux qui se sont engagés dans le vaste mouvement de désobéissance civile n’ont guère d’effets. Les militaires n’arrivent pas à faire fonctionner l’État dont ils disent s’être saisi.
Les hommes du putsch
Dans l’appareil régalien, c’est au ministère des Affaires étrangères que les hommes du putsch du 1er février doivent faire face à une nouvelle contestation tonitruante. Le représentant permanent auprès des Nations Unies, l’ambassadeur Kyaw Moe Tun (51 ans), entré pourtant dans la carrière diplomatique aux heures sombres de la dictature militaire (1993), a manqué à l’appel le 26 février en pleine réunion informelle de l’Assemblée générale.
Lors d’une session consacrée à la demande de la Principauté du Liechtenstein à l’audition de Mme Christine Schraner Burgener, l’Envoyée spéciale du Secrétaire générale pour la Birmanie, le plus haut diplomate birman à New York a fait faux bond aux autorités de Nay Pyi Taw. En direct sur la chaîne de télévision de l’ONU, il s’est fait en anglais et en birman le porte-parole des parlementaires élus le 8 novembre 2020 (CPRH : Comité Représentant Pyidaungsu Hluttaw). Il a demandé tour à tour à l’armée de respecter le résultat des élections générales et à la communauté internationale de condamner publiquement le coup d’État militaire, de ne pas reconnaître le nouveau régime, de ne pas entretenir de relations de coopération avec la Tatmadaw tant que le gouvernement civil ne sera pas réinstallé, de prendre « toutes les mesures les plus fermes pour stopper la répression », bref de soutenir le CRPH.
Une gifle retentissante qui a fait instantanément de l’intéressé un véritable héro dans son pays ! Le plénipotentiaire a été démis de ses fonctions dans les heures qui ont suivies par le ministère des Affaires étrangères et des poursuites engagées contre lui pour haute trahison mais il n’en demeure pas moins sur place. Reste à savoir maintenant si au nom du CRPH la communauté internationale va déposséder les militaires de leur siège onusien.
Bataille diplomatique en perspective
La dernière fois qu’un ambassadeur a contesté la légitimité de son gouvernement depuis le siège de l’ONU en vue d’arrêter la répression sanglante dans son pays, c’était le délégué libyen du colonel Kadhafi en février 2011 mais après les coups d’États militaires à Haïti (1991) et Sierra Leone (1997), les ambassadeurs des gouvernements évincés sont restés en fonction, les autorités successeuses ne parvenant pas à obtenir de l’Assemblée générale l’accréditation de leur représentant. Une situation qui permit au délégué du gouvernement Rabbani de conserver le siège de l’Afghanistan de 1996 à 1999 à l’heure des Taliban mais aussi de voir inoccupée la chaise cambodgienne de 1997 à 1998. Si le représentant du gouvernement d’Aung San Suu Kyi aura bien des difficultés à conserver son rôle de porte-parole birman, Nay Pyi Taw pourrait bien avoir à conduire une bataille diplomatique imprévue. En attendant ces heures délicates, il lui faut convaincre au plus vite ses partenaires de l’ASEAN. Là aussi la tâche est probablement plus compliquée qu’elle ne fut anticipée.
Bien que la Charte de l’Association ne prévoie pas de mécanismes de suspension de l’un de ses membres en cas de coup d’État, la Birmanie a dû concéder une réunion « informelle » des ministres des Affaires étrangères (2 mars) pour discuter de sa situation intérieure. Les pays de l’ASEAN sont divisés sur l’attitude à adopter vis-à-vis du turbulent voisin. Le courrier du commandant-en-chef Min Aung Hlaing aux chefs de gouvernement de la région n’a suscité de réponses écrites que de Phnom Penh et Kuala Lumpur, ailleurs silence. Pire, la ministre indonésienne Retno Marsudi a tenu à faire savoir publiquement qu’elle n’a jamais appelé « Monsieur le Ministre » U Wunna Maung Lwin lors de la réunion du 24 février en présence de son homologue thaïlandais Don Pramudwinai. Quant au Premier ministre thaïlandais, il a, lui, précisé que son échange à Bangkok avec le nouveau chef de la diplomatie birmane ne valait pas reconnaissance du pouvoir en place. Du côté philippin, son délégué new-yorkais a été jusqu’à demander la libération du prix Nobel de la paix. Même du côté de Singapour, on s’inquiète de l’usage de la force et on le fait savoir urbi et orbi. Il est vrai que la répression ne cesse de s’accentuer. En quatre semaines, une trentaine de manifestants pacifiques a perdu la vie dont près de la moitié le dimanche 28 février.
Affaiblir l’opposition de rue
Dans une situation où la Tatmadaw est confrontée à la colère populaire, les autorités militaires veulent affaiblir les oppositions de rues qui ne cessent de grandir et pour cela elles sont prêtes à user de leurs armes létales. Aux yeux du commandement, cela s’impose car chaque rassemblement national a vu grossir le nombre des protestataires et structurer leurs revendications politiques ou sociales. Plus inquiétant encore pour le chef du régime militaire, au fil des semaines, des quartiers urbains entiers échappent dorénavant au contrôle des autorités. Des barricades ont été dressées à l’entrée de nombreuses rues, empêchant toute personne extérieure d’y installer les nouvelles incarnations du pouvoir.
Il s’agit de points de contrôle gardés par des volontaires équipés éventuellement d’armes blanches ou de solides battons. A Rangoun, cette situation quasi-insurrectionnelle empêche, de facto, le Conseil d’administration de l’Etat (SAC) d’y asseoir ses relais d’influence pour assurer une reprise très rapide du travail des fonctionnaires et des employés du secteur privé, en particulier dans des secteurs aussi stratégiques que la banque et les transports.
La crise se prolongeant de jour en jour, son impact économique croissant pèse sur les ménages et l’image d’un pouvoir qui se voulait plus performant que la Ligue nationale pour la démocratie en matière de gestion. Les prix courants s’envolent. En un mois, le diesel a grimpé de 20 %, le prix de riz de 7 %. Le couvre-feu instauré à partir de 20h a eu pour conséquence de voir également les plages horaires d’ouvertures des magasins réduites de deux heures supplémentaires. A partir de 18h, il est devenu difficile de faire ses achats sur Rangoun. Le commerce de détails en est de plus en plus affecté, ce que la dégradation des services télécoms n’arrange pas, les transactions numériques devenant plus difficiles.
Prévisions macro-économiques
Dans un tel contexte, les perspectives macroéconomiques et financières pour 2021 s’assombrissent. Le kyat ayant perdu en moins de 30 jours plus de 8 % de sa valeur par rapport au dollar, il est à craindre que la monnaie continue à se dévaluer ce qui va renchérir mécaniquement le prix de l’énergie pour un pays qui importe plus des deux tiers de ses produits pétroliers raffinés. Dès lors, une chose est sûre les militaires auront bien du mal sur l’année fiscale 2021 à attirer les investissements dont ils ont besoin pour soutenir une croissance déjà malmenée par les effets durables de la COVID-19. Dans quelques mois, si la situation devait en rester là, le général Min Aung Hlaing ne pourra guère égaler la croissance de 37 % des investissements enregistrés par le gouvernement civil qu’il a si brutalement évincé.
Une analyse de François Guilbert