Pendant deux ans, le rapport est resté secret. Rédigé le 19 novembre 2006 au commissariat de police de Bukit Aman, un district de Petaling Jaya, l’agglomération qui jouxte la capitale malaisienne Kuala Lumpur, il reproduit en cinq pages sèches et précises les déclarations de Sirul Omar, un policier de 35 ans. Il ne faut pas réfléchir longtemps pour comprendre les raisons du black-out: ce rapport, dont une copie est en notre possession depuis le mois dernier, confirme en quelques phrases la cruelle tragédie qui a vu, le 19 octobre 2006, Altantuya Shaaribuu, une jeune femme mongole de 28 ans, être assassinée par balles, avant que son corps ne soit détruit à l’aide d’explosifs militaires C-4.
« Quand la Chinoise a vu que je prenais une arme à feu, elle m’a supplié de l’épargner en disant qu’elle était enceinte. Azilah [le supérieur de Sirul] l’a tenue fermement et elle est tombée. J’ai tiré en visant sa tempe gauche. Ensuite Azilah l’a complètement déshabillée et a mis le corps dans un sac en plastique. Azilah a vu que sa main bougeait encore. Il m’a ordonné de tirer une seconde fois, ce que j’ai fait », y raconte Sirul.
C’est la première confirmation écrite rendue publique sur les auteurs de l’assassinat d’Altantuya, que les deux policiers ont toujours crue être Chinoise.
« On a ensuite transporté le corps dans la jungle. Azilah l’a entouré avec les explosifs et nous l’avons fait sauter », poursuit Sirul.
La révélation de ce rapport dans les pages de Gavroche est le dernier rebondissement dans cette saga triste et rocambolesque où se côtoient vendeurs de canons français, chamanes mongoles et politiciens malaisiens.
L’affaire est potentiellement explosive.
Non seulement elle pourrait affaiblir politiquement le vice-Premier ministre malaisien, Najib Razak, qui doit devenir Premier ministre le 1er avril, car celui-ci est soupçonné d’avoir commandité l’assassinat de la jeune femme.
Mais elle pourrait aussi mettre en porte-à-faux la DCN (aujourd’hui DCNS): cette société privée à capitaux publics d’armement française était la principale actionnaire de la firme franco-espagnole Amaris qui a vendu trois sous-marins à la Malaisie en 2002 pour un milliard d’euros et versé une commission de 114 millions d’euros à des intermédiaires.
C’est le versement de cette commission qui a abouti à l’horrible assassinat d’Altantuya.
Avec sa beauté envoûtante et son cosmopolitisme, Altantuya n’était pas sans évoquer l’image troublante d’une Mata Hari asiatique. Sauf qu’ici, cette jeune femme polyglotte, qui a passé son enfance à Saint-Pétersbourg et a étudié à l’Institut de gestion économique de Pékin, semble avoir été de bout en bout la victime d’enjeux dont elle n’a pas pris la mesure.
Elle l’a payé au prix de sa vie.
L’engrenage fatal commence en 2004 lorsque Altantuya rencontre lors d’un dîner de gala à Hong Kong Abdul Razak Baginda, un expert militaire malaisien qui dirige le Malaysian Strategic Research Centre.
Ils nouent rapidement une liaison amoureuse.
Mais Altantuya, qui parle couramment le russe, le chinois et l’anglais, est aussi une interprète fort utile à Baginda, lequel joue un rôle d’intermédiaire dans les ventes d’armes de divers pays étrangers à la Malaisie.
Tuya, comme la surnomme ses amis, traduit et interprète du russe en anglais, or beaucoup des firmes en compétition pour les ventes d’armes à la Fédération viennent de Russie.
Altantuya est jeune et belle; le riche et séduisant Baginda est une personnalité en vue de la jet-set malaisienne, notamment du fait de sa proximité avec le vice-Premier ministre et ministre de la défense Najib Razak.
Le couple d’amoureux part en mars 2005 pour une tournée européenne: la France, l’Allemagne, l’Italie, le Portugal traversés dans la Ferrari rouge de Baginda, avec des haltes dans les hôtels les plus chics et les restaurants les plus fins du vieux continent.
Cette traversée de l’Europe n’est toutefois pas seulement touristique: l’accord pour la vente des sous-marins français est signé en 2002, mais les détails de cette transaction complexe doivent être finalisés entre la firme française et les autorités malaisiennes.
Baginda et Altantuya rejoignent le vice-Premier ministre Najib Razak à Paris fin mars 2005.
Il faut dire que, selon la déclaration assermentée d’un détective privé engagé par Baginda pour le protéger, la Mongole, présentée au vice-Premier ministre par Baginda à Singapour en 2004, serait aussi devenue la maîtresse occasionnelle de Najib (1).
Najib Razak a juré sur le coran n’avoir jamais rencontré Altantuya.
Une photo montre pourtant le trio dans un club privé parisien fin mars 2005.
« Tuya m’a montré la photo en me disant que l’une des personnes était son boyfriend, Abdul Razak Baginda, et l’autre le “big boss”, Najib Razak. A cause du nom, j’ai demandé s’ils étaient frères, elle m’a dit que non et que Najib était le “Premier ministre” », raconte Amy, la meilleure amie d’Altantuya qui vit en cachette depuis le meurtre de celle-ci.
Cette histoire qui n’aurait pu être qu’une passade mondaine dans l’épais registre des galipettes des grands de ce monde tourne au drame, quand, en octobre 2006, Altantuya apprend que la commission donnée par la firme Amaris est arrivée à Kuala Lumpur.
Elle a été versée à Perimekar, société malaisienne dirigée par Baginda.
Altantuya quitte alors Oulan Bator pour se rendre à Kuala Lumpur et réclamer à son ancien amant la part qui lui a été promise (un demi million de dollars).
Sans doute par jalousie, l’épouse de Najib Razak, l’acerbe Rosmah Mansor, s’oppose à ce que l’argent soit versé à la jeune Mongole.
Altantuya, venue en Malaisie avec deux autres Mongoles dont une chamane chargée de jeter un sort sur Baginda s’il ne donne pas l’argent, harcèle son ex-amant pendant plusieurs jours.
Celui-ci engage d’abord un détective privé, Balasubramaniam, pour le protéger, mais, le 18 octobre, Badinga ne supporte plus les pressions exercées par Altantuya.
Il contacte le directeur de la branche spéciale de la police malaisienne, Musa Safrie, lequel est aussi l’Aide de camp du vice-Premier ministre Najib Razak. Le 19 octobre en début de soirée, deux policiers, Azilah Hadridan et Sirul Omar, sont envoyés devant le domicile de Baginda, où trépigne et hurle Altantuya, laquelle est imprudemment venue seule.
Ils ont pour ordre de “neutraliser la Chinoise”.
Ils la kidnappent, la mènent dans un bois à une quinzaine de kilomètres de là et la tuent de plusieurs balles dans la tête.
Puis ils détruisent son corps à l’aide d’explosifs C4, lesquels ne peuvent être obtenus qu’avec l’accord de l’armée ou du ministère de la Défense, dans le but, apparemment, de faire disparaître toute trace de la Mongole.
Son entrée sur le territoire malaisien – ainsi que celle de ses deux amies – est effacée des registres de l’immigration.
Altantuya n’est donc jamais venue en Malaisie en octobre 2006, car il n’y a aucune trace d’elle.
Mais il n’y a pas de meurtre parfait.
Et le chauffeur de taxi qu’avait engagée Altantuya pour la journée n’a pas vu d’un bon œil que sa cliente soit enlevée sous son nez sans qu’elle ait eu le temps de payer sa course.
L’homme, qui avait diligemment relevé le numéro de plaque d’immatriculation de la voiture des policiers, porte plainte à la station de police locale.
Celle-ci identifie la voiture, s’aperçoit qu’il s’agit d’un véhicule de la branche spéciale et en conclut que celui-ci a été volé.
Dès lors l’engrenage est lancé et même le vice-Premier ministre Najib Razak ne peut plus l’arrêter.
Il s’agit désormais pour lui d’étouffer l’affaire au maximum et de limiter les dégâts.
Quelques heures avant que Baginda, son conseiller, ne soit arrêté en novembre 2006, il lui envoie un sms: « Je vois l’Inspecteur général de la police à onze heures aujourd’hui… Le problème va être résolu. Sois cool. »
Baginda est arrêté dans la matinée du même jour ainsi que les deux policiers de la branche spéciale, Azilah et Sirul.
Au terme d’un procès douteux, Baginda, accusé d’avoir ordonné le meurtre, est relâché pour “manque de preuves” en novembre 2008.
Accusés de meurtre, Azilah et Sirul comparaissent actuellement devant la Haute Cour de Shah Alam.
Ils sont passibles de la peine de mort.
Le verdict doit être rendu le 9 avril.
A des milliers de kilomètres de Kuala Lumpur, dans la capitale mongole Oulan Bator battue par les rudes vents de l’hiver sibérien, la famille d’Altantuya est désemparée.
L’acquittement de Baginda leur a paru une injustice flagrante.
« Ma fille a été tuée en Malaisie par des Malaisiens. Nous attendons que le gouvernement malaisien s’excuse. Mais il n’y a jamais eu un mot d’excuse. Ils ne répondent même pas aux lettres du gouvernement mongol »{, explique Shaaribuu Setev, père d’Altantuya et enseignant en psychologie à l’université nationale de Mongolie.
L’attitude des autorités malaisiennes sur l’affaire Altantuya est sujette en effet à réflexion.
Quand Shaaribuu Setev est venu au Parlement malaisien pour rencontrer Najib Razak, celui-ci a dû s’éclipser par une porte dérobée pour éviter une entrevue embarrassante.
L’affaire Altantuya est devenue un élément central dans la lutte politique entre le chef de l’opposition Anwar Ibrahim et Najib Razak, qui doit devenir Premier ministre le 1er avril, à l’issue du congrès de l’Umno (United Malay National Organi-sation, le parti pivot de la coalition gouvernementale).
La justice malaisienne étant parfois sensible aux pressions politiques, les procédures judiciaires dans le cadre de l’affaire Altantuya n’ont pour l’instant pas abouti à grand-chose.
Sirul, l’un des deux policiers accusés d’avoir assassiné Altantuya, pourrait payer pour tous les autres.
Sirul vient d’une famille modeste et n’a pas d’appuis politiques, au contraire d’Azilah. Redoutable politicien, fils du second Premier ministre de la Malaisie, Najib Razak a pour l’instant réussi à éviter les écueils, mais le meurtre de la jeune femme est une épée de Damoclès au-dessus de sa tête.
Un chèque de 114 millions de dollars
Un des aspects les plus obscurs de l’affaire Altantuya est le rôle de la firme Amaris.
En octobre 2007, le vice-ministre malaisien de la Défense, Zainal Abdidin Zin, a reconnu devant le Parlement de Kuala Lumpur qu’une commission de 114 millions d’euros avait bien été versée à Perimekar par Amaris, mais, a-t-il précisé, il ne s’agissait pas d’un pot-de-vin mais d’un paiement pour “services de soutien et de coordination”.
Y a-t-il eu corruption comme dans l’affaire des frégates de Taiwan qui avait défrayé la chronique il y a une petite dizaine d’années et dans laquelle la DCN était aussi impliquée ?
La DCNS, contactée par nos soins, n’a pas voulu nous recevoir.
« Personne ne peut commenter sur cette affaire », nous a sobrement répondu le responsable des relations presse de la DCNS.
Si un nouveau front judiciaire s’ouvrait en France, l’affaire deviendrait beaucoup plus dure à gérer pour Najib Razak.
Un des documents-clé établissant un lien entre Altantuya et la firme française, actuellement en possession de l’ambassade de France à Kuala Lumpur, est une lettre écrite en 2005 dans laquelle Abdul Razak Baginda se porte garant pour qu’Altantuya puisse obtenir un visa Shengen.
L’ambassade n’a pas pu refuser cette faveur à un homme décoré de la légion d’honneur pour les services qu’il a rendus à la France.
A Oulan Bator, Mungunshagai Bayarjargal, le fils aîné d’Altantuya, âgé de douze ans, est traumatisé par l’assassinat de sa mère.
Altanshagai Munkhtulga, le plus jeune, âgé de cinq ans et qui souffre d’un handicap mental, n’a pas encore compris qu’il ne reverra jamais sa mère.
« Il réclame Altantuya sans arrêt et reste prostré toute la journée. Tous les soirs, je lui apporte des bonbons et je lui dis que c’est sa mère qui les a donnés », dit Shaaribuu Setev.
De son côté, Abdul Razak Baginda s’est installé à Oxford avec sa famille pour poursuivre ses études de Défense.
Jamais cet analyste politique, qui était l’un des interlocuteurs privilégiés des journalistes de passage à Kuala Lumpur, n’a eu un mot pour exprimer des regrets sur le sort funeste de celle qui a partagé sa vie pendant deux ans.
« Si Baginda était là, je le tuerais », dit Amy, la meilleure amie d’Altantuya.
Shaaribuu Setev continue à croire que la justice prévaudra.
Il se dit prêt aussi à tout oublier si le gouvernement malaisien s’excuse.
Sinon, il poursuivra son combat pour réhabiliter la mémoire de sa fille.
« Les Malaisiens ne savent pas encore qui sont les Mongols », dit-il.
Arnaud Dubus