Voici un point de vue assuré de provoquer des réactions. La députée européenne écologiste Karima Delli n’y va pas de main morte: Pour elle, depuis des années, le secteur du tourisme s’échine à traduire en terme géographique ce que la société consumériste a fait de pire». Qu’en dire, vu d’Asie du sud est ? Que répondre. Le forum de Gavroche et nos commentaires vous sont ouverts.
Une tribune de Karima Delli, députée européenne, Europe-Ecologie-Les Verts
Annulations en cascade, emplois menacés, PME au bord de la faillite et précarisation d’un secteur où les garanties sociales étaient déjà sommaires: le tourisme est la première victime économique de la crise du Covid-19. Mais alors que le premier ministre a annoncé que les français pourraient profiter de leurs vacances sur le territoire national, il est temps que l’on se pose les bonnes questions sur l’avenir du secteur et prenne enfin nos responsabilités pour en finir avec le tourisme de masse !
Dans un monde où les écosystèmes sont menacés, la massification des séjours dans des zones naturelles vulnérables n’a plus lieu d’être. Utilisons cette crise pour repenser collectivement nos habitudes et encourager des vacances responsables. En effet, les aides économiques au secteur, même si elles sont conditionnées au respect de standards environnementaux et sociaux, ne pourraient constituer à elles seules une solution de long terme.
La boulimie d’exotisme qui répond à la tyrannie de la distinction sociale et des tendances doit changer de posture.
Nous avons tous en tête les images terribles du Costa Deliziosa qui manque d’écorcher la jetée de Venise. Tout le paradoxe du tourisme de masse s’incarne dans ces mastodontes d’acier qui menacent toujours plus le patrimoine qu’ils sont censés faire découvrir. À l’heure où la circulation est suspendue au temps de l’épidémie, cette période de déconfinement offre une pause pour la planète mais nous permet surtout de nous interroger sur notre désir d’immédiateté et de lointain. En faisant son examen de conscience, le tourisme doit s’interroger sur cet “ailleurs” qu’il cherche à nous vendre à prix cassé. Depuis des années, le secteur s’échine à traduire en terme géographique ce que la société consumériste a fait de pire. Les paysages sont devenus une galerie instagramable, le monde, une “scratch map”. La boulimie d’exotisme qui répond à la tyrannie de la distinction sociale et des tendances doit changer de posture. Reconcentrons-nous sur ce que nous attendons vraiment de ces voyages: la découverte et le dépaysement. Proust disait que le seul véritable voyage n’était “pas d’aller vers d’autres paysages, mais d’avoir d’autres yeux”. Des yeux capables de voir l’ailleurs, même du côté de chez soi. Au tourisme de masse, substituons des voyages à échelle humaine qui permettront la création d’emplois stables et mieux intégrés au niveau local.
Entendons-nous bien, il n’est pas question d’opposer ceux qui auraient les moyens de voyager ”écolo” et les autres, condamnés ou à rester chez eux ou à participer au massacre.
Pas plus que nous encouragerions la discrimination des structures familiales par rapport aux grosses compagnies rodées au “green washing”. Au contraire, l’opportunité de voyager librement est une évolution démocratique qui a permis l’enrichissement culturel et personnel de millions de personnes. Mais nous devons accepter d’ouvrir les yeux et de repenser nos modes de transport ainsi que notre rapport à ce monde que nous souhaitons découvrir et partager. Car si elles sont conditionnées par nos revenus, nos habitudes de voyage dépendent surtout de l’offre balisée par les professionnels et influenceurs. Il n’y a pas de fatalité !
Tourisme de masse: comment en sommes-nous arrivé là ?
Notre façon de “consommer du voyage” à n’importe quel prix a donné naissance à l’un des secteurs les plus polluants au monde: le tourisme de masse est responsable à lui seul de plus de 8% des émissions de CO2. Pour rappel: le tourisme est le premier secteur économique mondial. Ce qui signifie que bien avant l’industrie de l’automobile et le commerce du pétrole, nos vacances sont au cœur d’un business qui représente des milliards d’euros. En Europe, c’est 12% de l’emploi et plus de 27,5 millions de salarié(e)s. Premier problème: cet apparent dynamisme masque une réalité sociale souvent précaire. En effet, largement occupés par des jeunes et des femmes, une partie de ces emplois est fragilisée par sa dimension saisonnière souvent partiellement déclarée.
Maintenant, parlons de l’impact concret du tourisme de masse. En tant que première destination touristique au monde, l’Europe a depuis longtemps énuméré la liste de ses effets indésirables: augmentation des déchets, saccage de l’environnement, dégradation des sites protégés, flambée des prix de l’immobilier, saisonniérisation des emplois… Ce ne sont que quelques exemples des revers qui minent l’industrie et la vie des riverains. Depuis plusieurs années, des villes entières se vident de leurs habitants pour se métamorphoser en espace hybride entre le musée et le parc d’attraction. À Venise et Barcelone, on ne compte plus les manifestations des citoyens excédés par les flux incessants de touristes. Alors que plusieurs villes se prémunissent de seuils de limitation d’entrée, penser collectivement un plafond du nombre de visiteurs selon les destinations apparaît comme un levier indispensable à la régularisation des flux.
À quel moment la mécanique des congés payés s’est-elle retournée contre nous?
Élargissement d’une classe moyenne et mondialisée, développement de voyage ”à la dernière minute”, multiplication des applications en ligne et offres de plus en plus standardisées sont autant de leviers qui ont réduit le touriste à l’état de consommateur passif quand ce n’est pas au statut de simple pigeon banquable. Regardons ce qui se cache derrière les stories que nous postons sur nos réseaux et chacun pourra constater à quel point ce système est incompatible avec notre besoin de dépaysement mais aussi avec notre aspiration à lutter contre les changements climatiques.
Le renouvellement de nos pratiques est donc une nécessité qui devra répondre à trois urgences: l’urgence environnementale, l’urgence sociale et la volonté des citoyens de voyager autrement.
Vers un nouveau tourisme durable
Notre désir de lointain et d’immédiateté a réduit le voyage à sa simple dimension de transport en même temps qu’il l’a déconnecté de sa part ineffable de rythme et d’expérience. C’est pourquoi la relance des trains de nuit est à la fois une nécessité et une solution écologique à l’avion. Car si le gouvernement a enfin reconnu que les vols intérieurs peuvent être facilement remplacés par un ticket de la SNCF, on oublie trop souvent que les trains couchettes sont une alternative pratique et économique. Il n’y a plus besoin d’arriver deux ou trois heures avant son départ et de réserver une nuit à l’hôtel: à l’aube, on se réveille directement au cœur d’une nouvelle ville. Plusieurs études montrent que la pertinence du train de nuit est la plus forte pour des trajets allant de 600 à 1800 kilomètres. Ce qui, on en conviendra, permettrait de relier une majorité de destination en Europe continentale sans passer par l’avion.
Mais plus qu’un secteur en particulier, ce sont nos modes de déplacement qu’il faut reconsidérer. Il va falloir s’habituer à redéfinir nos rythmes, devenir acteur de nos expériences. Le “all inclusive” à l’autre bout du monde en clin d’œil appartient au passé. Il existe aujourd’hui des milliers de destinations capables d’accueillir les voyageurs en petit comité pour leur faire découvrir l’authenticité de leur environnement et de la culture. Ensemble, travaillons nos mobilités et redécouvrons nos régions en bateau, à pieds ou à vélo.
Mais plus qu’un secteur en particulier, ce sont nos modes de déplacement qu’il faut reconsidérer.
Beaucoup des infrastructures contemporaines ont été conçues au service d’une rentabilité à court terme et ne sont ni adaptées aux fluctuations des températures, ni aux enjeux environnementaux. Quid par exemple des sports d’hiver en plein réchauffement global ? Va-t-on continuer à acheminer de la neige par hélicoptère comme cela a été le cas à la station de ski Montclar ? Il est évident que face aux mutations climatiques de nouvelles pistes sont à explorer. Je veux bien entendu parler du “slow tourisme” et des découvertes de proximité. Ces deux modes de voyages ne correspondent pas seulement à une tendance passagère qui culmine à cause du “faute de mieux” au moment où nos frontières sont fermées par la crise sanitaire. C’est une mutation soulignée depuis quelques années par les organismes régionaux et qui ne demande qu’à être encouragée et accompagnée par des stratégies de transport vert.
Pour ce faire, il est primordial de nous interroger sur les indicateurs que nous utilisons pour évaluer chaque année les offres de voyage et les activités des professionnels. Les évolutions numériques en la matière nous offrent de nouveaux outils d’analyse et d’interaction. Il serait donc temps de ne plus se référer aux seules données quantitatives mais de prendre en considération la qualité des expériences et de leurs effets sur le terrain. Ne nous limitons plus à l’illusion de la rentabilité. Dans un monde où nos ressources sont finies, nous devons réapprendre à compter.
Réinventer un secteur et formuler des offres alternatives
La mue numérique du secteur est un sujet de premier ordre, aussi bien dans les opportunités qu’elle offre que dans les risques qu’elle fait peser sur les touristes et les professionnels. Car si les nouveaux services en ligne permettent de démocratiser certaines sorties (visites muséales, spectacles, accès numérique de sites protégés, etc.) et de réserver nos destinations en un clic, l’apparition d’un écosystème d’applications non contrôlé peut s’avérer être une menace pour les droits des consommateurs et la sécurité de nos informations. À ce titre, la régulation des grandes plateformes et la responsabilisation des acteurs numériques sera une étape nécessaire au développement harmonieux des outils en ligne. Nous ne pouvons plus laisser des géants comme AirBnB fausser les règles du jeu au détriment des acteurs locaux.
Mais parlons justement de ces acteurs traditionnels. De quelles formations disposent-ils pour faire face à cette reconfiguration de la demande ? C’est en se posant cette question que l’on comprend que le métier de “créateur touristique” reste à inventer. Exactement comme les critères qu’il ou elle utilisera pour rendre compte de ses missions. Si on veut changer de modèle, les professionnels ne pourront plus se contenter d’être des pourvoyeurs de services événementiels. Ils deviendront des spécialistes de la prospective, de la planification régionale et de véritables champions du climat. Rien ne nous empêche d’aller plus loin, d’opter pour une coordination à l’échelle européenne qui s’incarnerait dans une structure ouverte et collaborative: un organisme à même de redéfinir les indicateurs du secteur. Pourquoi, par exemple ne pas s’appuyer sur l’hospitalité des riverains comme indicateur de bien-être ou considérer la qualité des emplois locaux dans les évaluations de terrains ? De la même manière, l’Europe recèle des trésors cachés et leur exploitation respectueuse renforcerait notre sentiment d’appartenance culturelle à cette histoire riche et collective.
Il y a des exploitations plus cyniques que d’autres, en vendant du voyage “low cost” on a exploité les classes populaires jusque dans leurs vacances. On leur a fait croire qu’elles bénéficiaient d’un privilège en détruisant l’écosystème alors même qu’elles sont les premières touchées par ses dérèglements. C’est pour cela que nous défendons une écologie populaire. Notre plus belle victoire sera de réenchanter le tourisme, de permettre aux citoyens de se réapproprier leur territoire et leur temps. Au tourisme de masse répondons par la masse des volontés !