« Il faut du temps pour construire le pays, créer un système démocratique qui aidera les Thaïlandais à devenir plus disciplinés et à vraiment comprendre le fonctionnement d’une [démocratie]. » En ce début du mois de juin, le général Prayuth a envoyé un message amical aux pays occidentaux, Américains et Européens en tête, qui dénoncent le coup d’Etat : les « farangs » ne comprennent décidément rien à la Thaïmocratie…
(Cet article est paru dans le numéro hors-série commémorant le 20ème anniversaire du Gavroche et 20 ans d’actualité en Thaïlande, à télécharger gratuitement ici.)
Nous, junte militaire, n’avons pas saisi le pouvoir pour défendre nos propres intérêts ou d’autres qu’on nous attribue, mais pour remettre de l’ordre dans la classe. Les sujets de Sa Majesté sont trop indisciplinés et n’ont pas encore bien appris la leçon malgré neuf ans d’études et quelques coups de règle sur les doigts.
Quand comprendrez-vous, résume le maître, que c’est comme ça que ça fonctionne le mieux en Thaïlande ? Un renvoi définitif et sans appel des brebis galeuses ; quelques jours de colle pour les élèves les plus turbulents ; une punition pour les autres – vous me copierez cent fois « je ne chahuterai plus en classe, je ne me bagarrerai plus avec mes camarades, je lèverai le doigt avant de prendre la parole » – et le coup est joué.
C’est qu’ils étaient drôlement nombreux à se chamailler, vous avez vu ? Rétablir l’ordre et la discipline, ça ne se fait pas comme ça, d’un coup de canon magique. Alors calmos les donneurs de leçons ! Pas d’inquiétude, on va vous la remettre en place votre démocratie, mais à notre sauce. C’est pas parce qu’on mange des hamburgers et des frites qu’il faut nous forcer à avaler la mayonnaise avec. Chez nous, la Thaïmocratie, c’est un subtile dosage entre piments rouges, sauce aigre douce et odeur de durian. Bon, d’accord, on a pas encore trouvé le bon mélange. Mais croyez moi, honorables blancs becs, on y travaille !
Au départ, ça fonctionnait pourtant bien. Les élèves respectaient les profs, les profs emmerdaient pas trop le proviseur, les auxiliaires se chargeaient des plus retardés et le responsable de la vie scolaire n’intervenait qu’en de rares occasions. Mais voilà qu’un beau matin, un chef de classe, de bonne famille pourtant, veut changer le contenu des cours et le règlement de l’école avec.
Le p’tit malin a appâté tous ses camarades qui passaient leur temps à regarder pousser le riz (et ils étaient nombreux, j’peux vous l’dire) en leur offrant des friandises. Et comme sa famille était devenue très riche, il a offert des cadeaux aux profs et même au fils du proviseur. Quel culot ! Vous ne le répétez à personne, hein, mais ça n’a pas vraiment plu à notre Sainte-Trinité. Mais alors pas du tout. Convoqué en conseil de discipline, il a été viré. Et tous les cancres avec lui. Les parents des premiers de la classe qui arrêtaient pas de se prendre des calottes sont même venus nous remercier, pour tout vous dire.
Mais voilà, vous savez déjà comment ça marche : quand vous laissez entrer un buffle (on a pas de loup chez nous) dans la mare (ni de bergerie), il n’a pas envie d’en ressortir. Alors, le grand méchant, là, avec sa tête au carré, il a bien fallu le rayer du système solaire. Et vous savez ce qu’il a fait ? Vous savez ce qu’il a fait ? Il s’est réincarné ! Des pii, nos fantômes à nous, en veux-tu en voilà. Alors là, vraiment, c’était prendre les gens pour des pastèques. Il nous a même fait le coup du jeu des Sept familles : « Dans la famille Thaksin, donnez moi le cuisinier. Non ! Le beau-frère. Y a plus ? ah bon ? Alors passez moi la sœur ! »
Vous connaissez ce proverbe qui dit qu’avec de la patience on arrive à plumer des œufs ? Eh bien je peux vous dire que ça marche pas à tous les Coups ! Qu’est-ce qu’on pouvait faire à part convoquer un nouveau conseil de classe et virer toute la famille, j’vous l’demande ? Vous auriez vu les bons élèves, ils étaient tellement contents qu’ils ont dansé toute la nuit en tenue de camouflage. Faut les comprendre aussi, ils allaient enfin pouvoir buller sans être emmerdés par ces espèces de mufles à la cervelle grosse comme un grain de riz. Suthep, Abhisit, pouvez-vous montrer à vos camarades comment on écrit Thaï-mo-cra-tie ?
Les profs, ça leur a fait vachement plaisir de retrouver des élèves obédiants. Et ils espèrent bien que, cette fois, les cancres ne vont plus venir leur casser les roubignoles. Pour de bon. C’est qu’y a encore du boulot avant de sonner la rentrée des classes. Croyez-vous qu’on s’amuse ici, Messieurs les c’est-nous-qu’on-a-la-meilleure-démocratie ? Croyez-vous que ça nous fait mousser de sortir nos vieux réservistes des terrains de golf ou de la cafète de l’Army Club pour se taper toute la paperasse et remettre de l’ordre dans la maison ? Tout ça à cause d’une bande d’hurluberlus en Croisade ? Comme si on avait déjà pas assez à faire avec les excités du grand Sud pour devoir, en plus, se taper ceux du grand Nord ! Bon, j’vous laisse les gendarmes, je dois préparer le nouveau programme et j’ai encore pas mal de pain sur la planche…
Philippe Plénacoste
(Illustration courtoisie Stephff)