Depuis le BTS Saphan Taksin on ne voit qu’elle : la Sathorn Unique, ou « Ghost Tower », est un édifice impressionnant d’une cinquantaine d’étages laissé à l’abandon depuis plus de quinze ans. Vestige de la crise économique de 1997, c’est aussi l’un des endroits les plus prisés par les explorateurs urbains pour admirer la ville.
Sathorn Unique est une silhouette de béton gigantesque se dressant près du Chao Praya, juste à côté de la station de BTS Saphan Taksin. Sa construction commence en 1990 alors que la Thaïlande connaît un boom économique sans précédent et que Bangkok devient un immense chantier où les tours commencent à gratter le ciel. Ce projet dantesque de 49 étages était censé être le plus grand complexe résidentiel de luxe de Bangkok, avec ses 600 appartements haut de gamme et ses nombreux commerces.
Mais en juillet 1997, c’est le drame : les traders des salles des marchés des banques européennes s’affolent en constatant que sur les écrans, le baht ne cesse de chuter face au dollar américain. Quelques heures plus tard, la planète finance comprend l’ampleur du désastre lorsque la rumeur est confirmée: la spéculation immobilière a fait s’écrouler toute l’économie du royaume, 900 000 m2 de bureaux et de logements n’ont pas trouvé preneurs à Bangkok et les investisseurs doivent dévoiler des crédits insolvables totalisant plusieurs centaines de millions de dollars. En quelques semaines, le baht entraîne dans sa chute toutes les autres devises asiatiques, provoquant une fuite des capitaux et l’une des plus terribles crises économiques du XXe siècle.
De nombreuses constructions cessent à Bangkok, dont celle du Sathorn Unique, complétée à 80% elle fait depuis partie de l’un de ces nombreux vestiges de la crise asiatique que l’on peut encore apercevoir à Bangkok, laissés à l’abandon depuis 15 ans, trop fragiles à restaurer, trop coûteux à détruire. Mais cet édifice, avec ses cinquante étages dominant la ville, est de loin le plus impressionnant et le plus symbolique. Plus communément appelée Ghost Tower (tour fantôme) par les habitants de la cité des Anges, beaucoup de Thaïlandais racontent que les esprits hantent la tour, ajoutant un peu plus de mystère à ce lieu atypique.
L’une des plus belles vues de Bangkok
En théorie inaccessible au public et interdite d’accès, il est en fait assez simple de la visiter, et il suffit de passer par l’entrée et de négocier avec les gardes, au rez-de-chaussée, pour pouvoir accéder aux étages, moyennant évidemment un petit pécule qui dépend des talents de négociateurs des visiteurs. Il faut également prévoir un peu de matériel – une lampe torche, des baskets et des bouteilles d’eau – et s’armer de courage, de patience et (d’un peu) de prudence pour l’ascension des quarante-neuf étages dans ce décor de tournage de film d’horreur.
D’étage en étage on découvre ces appartements de luxe entièrement vides et tous semblables avec leurs salles de bains à l’intérieur desquelles les baignoires avaient déjà été installées. Le fond de la cage d’ascenseur semble disparaitre dans un grand trou noir, dégageant une sensation un peu oppressante. La végétation a envahi au fil des ans les balcons et les étages supérieurs, créant des jardins naturels sur lesquels on s’arrête pour reprendre son souffle en profitant d’une vue de plus en plus impressionnante.
Sur le sol, des gravats et de la poussière, des restes de chantier, des casques, des brouettes, des outils. Les murs fissurés sont recouverts de graffitis. Contrairement aux rumeurs, il n’y a aucun passage vraiment difficile à négocier, hormis quelques étages quasiment dans l’obscurité pour lesquels une lampe torche est recommandée, et il est évidemment impératif de toujours bien regarder où l’on met ses pieds. A part quelques jeunes aventureux, peu de chances de croiser qui que ce soit.
L’arrivée au 49ème étage vaut toutes les peines du monde. La vue à 360° est à couper le souffle. Juste en face, on aperçoit le célèbre Sirocco, l’un des plus hauts bars rooftop du monde. S’il domine la Sathorn Unique, l’avantage est qu’ici nous sommes seuls. Pas besoin de se battre avec des dizaines de touristes pour se prendre en photo en dégustant une consommation bien trop chère. Non, ici, c’est un sentiment grisant de liberté qui nous anime et une impression étrange après cette ascension dans une ruine immense et complètement vide : celle de partager le toit du monde avec les Anges. Une expérience fascinante réservée aux esprits curieux.
Apolline Troncin