Après des années d’une course au tourisme effrénée, rapide et très peu maîtrisée, « l’île aux éléphants » ne doit pas rater le prochain virage, celui du développement durable. Mais entre intérêts financiers et enjeux écologiques, la bataille ne fait que commencer.
Le jardin de Chanon Thongtrii, alias Pon, regorge de surprises. Telle la caverne d’Ali Baba, ou le château des horreurs. Tout dépend du sentier que l’on emprunte. Car ce jeune Thaïlandais tente de multiples expériences écologiques. Il sait faire pousser une plante menacée d’extinction. Mais aussi faire macérer de jeunes bananes d’où éclosent de beaux vers gluants. « Je répands ce mélange sur la terre de mon jardin. Il n’y a pas meilleur fertilisant, 100% naturel ! » Après avoir suivi une formation en permaculture à Korat l’année dernière, Pon a décidé de mettre en application son savoir-faire chez lui, à Koh Chang. « J’essaie de nettoyer le sol de toute pollution, explique-t-il. Mon souhait est que tout le monde ici réapprenne à vivre avec la nature. Nous pouvons encore sauver notre île. En alliant nos forces, nous arriverons à inverser la tendance.»
Car Pon n’est pas seul. Il fait partie d’un petit réseau de « militants » écologiques quadrillant l’île. Certains créent des produits nettoyants bios. Quelques restaurants utilisent leurs déchets organiques pour créer un biogaz réutilisé en cuisine. Channarong Tejapik, lui, lance cet hiver le premier jardin bio de l’île. Il vient juste de retourner la terre du demi raï (800 m2) dont il dispose. « Je vais planter des fruits et des légumes, de saison bien sûr. De la salade, du piment, des tomates. C’est sûr, ça va marcher ! J’ai déjà des clients en attente. » Des restaurants, des locaux, qui sentent le vent tourner, et s’inquiètent. Et si Koh Chang était prise au piège ? Captive du cercle vicieux du tout profit, au détriment de la protection de l’environnement ? Avec la menace qu’un jour, les touristes lui tournent le dos.
Course effrénée au tourisme
Jouissant d’un patrimoine maritime et forestier extraordinaire, l’île de Koh Chang fait partie du parc naturel « Mu Ko Chang National Park » créé en 1982. En son centre l’île est recouverte d’une jungle montagneuse inaccessible. Un sable blanc et fin habille les plages de l’Ouest, quand des forêts de mangroves recouvrent la côte Est. La mer, quant à elle, regorge de massifs coralliens de toute beauté. Mais en dix ans de course effrénée au tourisme, l’île a déjà entamé ce magnifique potentiel.
Tout commença en 2003, avec un décret royal visant à faire de Koh Chang un lieu à fort potentiel touristique. La même année, les premiers businessmen du continent achetaient les plus beaux terrains des bords de mer pour y construire des hôtels en béton. Et aujourd’hui, l’île aux éléphants (koh (ou Ko) chang en thaï) fait partie des grandes destinations touristiques du pays, avec ses contreparties négatives. Les côtes n’ont pas résisté à la pression foncière, et les coraux souffrent, entre autres, de la déferlante du tourisme maritime. Sacrifiés sur l’autel du tout-profit. Peu nombreux sont ceux qui osent s’y opposer. De temps en temps, le directeur du Parc, Veera Kunchaiyarak, fait parler de lui et s’élève contre cette logique commerciale. L’année dernière, une construction illégale à Kaibae a même été rasée. Dernière affaire en date : la création d’une taxe de 200 bahts pour chaque touriste se rendant sur l’île de Koh Rang, au large de Koh Chang. « Là-bas, les coraux sont très abîmés. Avec cette taxe, nous allons forcément limiter le nombre d’allers et venues. Ensuite, cela nous permettra de mesurer l’ampleur du phénomène. Et s’il le faut, nous en interdirons tout simplement l’accès. C’est déjà le cas pour neuf petites îles non loin de Koh Rang » précise Veera. Mais difficile pour lui de faire plus. « Le parc national de Koh Chang est vraiment particulier, continue-t-il. Il couvre 400 000 raïs (64 000 hectares, Ndlr). Il est immense, avec des ressources naturelles très différentes. Et les intérêts économiques sont importants, les businessmen très puissants. Sur certains sujets, nous ne pouvons pas faire grand-chose. Par exemple, limiter les constructions, et en modifier les règles, nécessite de travailler en collaboration avec tout le monde – les autochtones, les différentes unités administratives et les hommes d’affaires. Autant dire que c’est un vrai travail de fourmi, et il nous faudra encore beaucoup de temps pour faire bouger les choses. »
Gestion des déchets
Désormais, la côte Ouest de l’île appartient aux businessmen. Rares sont les locaux qui ne leur ont pas cédé leurs terrains. Des hommes d’affaires peu enclins à parler environnement. Pon l’a bien compris cet été, quand, le 18 août dernier, des résidus de la marée noire qui a touché Koh Samet en juillet sont arrivés sur les plages de Koh Chang. « A Klong Prao, j’ai nettoyé les plages avec l’aide des villageois et des touristes. A White Sand Beach, où sont localisés les plus gros hôtels, les autorités ont tout fait nettoyer en une nuit. Quand je suis allé les voir pour parler de l’affaire, ils ont tous nié le problème, effrayés que cela n’affole les touristes et ne gâche la prochaine saison. »
Ici, effectivement, le nayok, le chef du sous district, peine à nous parler de développement durable et de protection de l’environnement. Assis dans le hall de son hôtel de luxe, Sunya Kerdmanee, élu l’année dernière sous les couleurs du Pheu Thai, affirme avoir fait le nécessaire. « Nous avons interdit les scooters des mers, ainsi que les parasols et les chaises longues sur la plage. Je ne vois pas ce que je pourrais faire de plus. »
Pourtant, l’urgence ici semble être la gestion des déchets. Certes, une nouvelle usine de traitement a ouvert ses portes l’année dernière. Désormais les plastiques partent sur le continent et les matières organiques, elles, alimentent une structure de production de biogaz qui fournit l’énergie électrique à l’usine. Mais la collecte des déchets pose toujours problème. Dans les deux plus grosses « villes-plages » de la côte, White Sand Beach et Lonely Beach, les bords de route sont des décharges. Les éboueurs passent tous les soirs, mais plastiques et sacs poubelles subsistent et deviennent le décor naturel en plusieurs endroits. « Je n’y peux rien, assure Sunya Kerdmanee. Je n’ai pas assez de budget pour acheter des poubelles ou un nouveau camion et embaucher du personnel. » L’élu a-t-il des idées pour changer cela ? Une campagne de sensibilisation ? Ou la création d’une nouvelle taxe, sur les hôtels, par exemple, en fonction du nombre de touristes reçus ? « Certainement pas. Il y a bien assez de taxes ici sur les entreprises. J’attends des aides du gouvernement, c’est tout. »
Principal financeur des projets de développement durable sur l’île, la Dasta (« Designated Areas for Sustainable tourism administration », organisation publique qui a déclaré Koh Chang aire numéro 1 et dont l’objectif est de coordonner toutes les forces du territoire, économiques et politiques, afin d’équilibrer développement économique, social et environnemental) dédouane les autorités. « Nous essayons de faire comprendre aux locaux, aux entrepreneurs et aux touristes que c’est de la responsabilité de tous, pas seulement de la municipalité. Mais ce n’est pas facile », explique sa directrice, Jaraspim Dhiralakash.
Eco-tourisme à l’est
Pon, lui, ne baisse pas les bras. Il faut viser le « Zero Waste », coûte que coûte. Il a installé dans sa rue des poubelles de tri « faites maison ». Il s’est également attaqué à l’autre grand danger écologique : les eaux usagées. Car, ici, la plupart des hôtels et des maisons les rejettent directement dans la mer et les cours d’eau. Pon, lui, équipe peu à peu tous les bâtiments de son resort d’un système d’épuration suivant la technique anaérobie – qui utilise des micro-organismes à même de dégrader la pollution. « Les eaux usées, avec tous les shampooings et savons qu’elles contiennent, sont une vraie pollution pour la nature. Cette problématique prend des proportions effroyables. Et si on imagine l’avenir : comment pourrons-nous garder la même fréquentation touristique quand la mer aura la couleur et les odeurs d’égout ? »
Pon rêve donc à des projets d’écotourisme. Il en existe à Koh Chang, sur la côte Est, préservée du tourisme de masse. Pittaya Homkraila, un ancien journaliste, a monté il y a douze ans le premier camp d’éléphants de l’île, soutenu par l’Asian Chang Foundation. Et il y a sept ans, il a lancé le premier projet d’écotourisme de Koh Chang, à Salak Kok. « Sur cette partie de l’île, les locaux vivent essentiellement des produits de la pêche et de l’agriculture, explique-t-il. Alors, pour leur créer une source de revenu supplémentaire et les sensibiliser aux enjeux écologiques, j’ai lancé une affaire de location de canoës-kayaks. Les balades se font dans la mangrove. Dès la première année, nous avons fait des bénéfices. Les financeurs se sont retirés et tous les habitants sont devenus actionnaires. Chacun met un peu la main à la pâte et en retire un petit bénéfice. C’est une belle aventure sociale. »
Mais l’avantage aussi, c’est que tous maintenant prennent soin des lieux. Le « nayok » du Sud de l’île, Chakkrit Slukphet, membre du parti Démocrate, est désormais sensibilisé aux questions environnementales, tout comme ses administrés. « Grâce à ce projet, les villageois arrêtent de jeter par terre mégots et plastiques et nettoient soigneusement les environs. Ce projet nous a permis d’en lancer de nombreux autres. Nous avons installé un centre de tri des déchets au sein des écoles, et les enfants doivent y ramener les ordures ménagères triées. Les forêts de mangroves sont entretenues. D’autres projets d’éco-tourisme coopératifs sont en cours, pour du trekking, de la location de vélo ou encore de la plongée en apnée. Les villageois sont soudés et maîtres de leur développement. Ils n’ont plus envie de vendre leurs terres. L’avantage pour nous, c’est de se protéger de l’appétit des hommes d’affaires venus du continent. »
Est-il donc trop tard pour la côte Ouest ? « Non ! s’indigne Pon. De plus en plus de restaurants et d’hôtels me demandent de les former. Ils veulent utiliser le biogaz et des produits de vaisselle bio. C’est un début. Je me rends aussi dans chaque village qui sollicite mon aide. J’explique l’intérêt du tri. Comment s’y prendre. » Cela marche-t-il ? « Pas vraiment. Mais ça va venir. Je ne lâcherai pas. » Un projet de « green network » est en cours avec les acteurs concernés sur l’île, ainsi que des formations et stages aux techniques de développement durable. Oui, pas à pas, Koh Chang relève le défi.