Retour en arrière dans nos archives sur une découverte archéologique avec cet article publié en 2011 sur notre site… Au temps où la France était présente en Indochine, les tambours de bronze mobilisèrent la fine fleur de l’archéologie, tant française qu’étrangère. Puis les Français quittèrent l’Indochine et le tambour de bronze tomba dans l’oubli. Aujourd’hui, les archéologues chinois et vietnamiens ont repris le flambeau et se disputent la paternité de son invention.
Avant qu’ils n’intéressent les archéologues, ces instruments de musique, de toutes tailles et fabriqués selon la technique de la cire perdue, n’étaient pas inconnus. La plus ancienne mention qui en est faite est celle d’un tambour, d’origine ignorée, envoyé en 1684 au grand duc de Toscane par le Hollandais GE Rumphius ; en 1715, le voyageur allemand Barchewitz en signale un dans l’île de Luang, près de Timor. Puis, suite à l’intérêt suscité, des modèles sont mentionnés un peu partout en Asie du Sud-Est.
Franz Heger, un archéologue autrichien, pressent le rôle important que ces tambours doivent jouer dans l’archéologie du Vietnam. A partir de 165 tambours provenant d’achats, de cadeaux ou de découvertes fortuites dans des bonzeries ou des minorités ethniques, il établit une classification, en quatre types, qui feront l’objet de deux volumes (Alte metaltrommeln aus Südostasien) publiés à Leipzig en 1902.
Dans le type I, il regroupe les tambours qu’il pressent comme les plus anciens, notamment le tambour Moulié (du nom de son propriétaire), aujourd’hui à Paris, au musée Guimet. Ces tambours représentent le type fondamental, appelé plus tard dongsonien. La caisse de résonance est en trois parties : une base tronconique, un cylindre droit ou légèrement incliné, une partie bombée en forme de tore sur laquelle repose le plateau, destiné à recevoir les coups de mailloche. Enfin, la caisse porte quatre paires d’anses.
Sur le tore, on trouve des dessins géométriques et des barques (en général au nombre de six) avec une proue et une poupe symbolisées par une tête et une queue d’oiseau. Ces bateaux portent des personnages emplumés. Sur la partie intermédiaire cylindrique, ce sont des bandes horizontales et verticales, avec entre elles les mêmes personnages à plumes. En revanche, la base tronconique est souvent nue. Le plateau, quant à lui, présente au centre une étoile en relief entourée de zones concentriques, avec entre les branches et en nombre variable divers motifs (personnages, oiseaux, barques, maisons sur pilotis), tandis que des grenouilles ou d’autres animaux, en ronde-bosse, apparaissent à la périphérie.
Dans le type II, la caisse de résonance porte deux paires d’anses et ne comprend que deux éléments : une partie droite légèrement évasée vers le bas et une partie arrondie supportant le plateau légèrement débordant. Sur celui-ci sont gravés des dessins géométriques et des zones concentriques entourant une étoile à huit branches avec, à la périphérie, quatre et parfois six grenouilles. La caisse, quant à elle, est ornée de dessins géométriques identiques à ceux du plateau.
Le type III présente peu de différences avec le type II, sauf que les grenouilles sont superposées par deux ou par quatre. Le quatrième type enfin, dit type chinois, à cause de son ornementation et de ses inscriptions, ne comporte jamais de grenouilles et l’étoile centrale est à douze branches. A ces quatre types s’en ajoute un autre que Heger n’a pas décrit car il ne le connaissait pas. Ce sont des tambours originaires de Chine, essentiellement du Yunnan, dont le plateau porte des personnages en ronde-bosse mimant des scènes de guerre, de chasse, de fête ou de cérémonie.
En 1924, l’Ecole Française d’Extrême-Orient de Hanoï, entreprend à Dongson – village de la province du Thanh Hoa au Nord-Vietnam, sur la rive droite de la Song Ma – une série de fouilles qui livrent une nécropole de 200 sépultures contenant de nombreux tambours de bronze, présentant une étroite parenté avec le tambour Moulié et contemporain de celui-ci. Ces tambours furent appelés dongsoniens. A l’époque, les archéologues les datèrent entre – 200 et +200. « Aujourd’hui, ils pensent plutôt qu’ils sont du Vème-IIIème siècle avant J.C., mais certains spécialistes vietnamiens estiment, probablement à juste titre, qu’ils peuvent remonter au VIIème-VIème siècle avant notre ère », corrige Jean-François Hubert, consultant chez Sotheby’s, spécialiste de l’art du Vietnam, qui enseigne et mène des recherches dans ce pays. Par la suite, d’autres tambours dongsoniens furent découverts en fouille dans d’autres sites du Vietnam, principalement dans la province du Thanh Hoa et dans la vallée du fleuve Rouge, mais jamais dans aucun autre pays. Cependant, au Xème siècle après J.C., des copies de tambours dongsoniens seront fabriquées par les Muong, qui les utilisent encore aujourd’hui à l’occasion de fêtes ou de cérémonies. « Ces tambours sont magnifiques, de grande qualité, mais les spécialistes font bien la différence pour les dater », précise JF Hubert.
Au Cambodge, au Laos, en Birmanie, en Malaisie, mais surtout en Thaïlande et en Indonésie, on trouve également de tels tambours dongsoniens, mais ce sont des dons offerts jadis par le Vietnam en témoignage de liens culturels ou de relations commerciales. Les plus beaux se trouvent aux musées de Bangkok et de Djakarta, le plus grand au monde, « La lune de Pejeng », qui doit son nom à la légende qui lui est attachée, étant à Bali.
Les tambours de type II, quant à eux, naquirent dans la Chine méridionale et au nord du Vietnam, probablement à partir des XIIème et XIIIème siècles. Ceux de type III, apparus après, virent probablement le jour en Birmanie, où ils sont toujours utilisés par les tribus Shan et Karen. Enfin, ceux de type IV furent fabriqués aux XVIIIème-XXème siècle par de nombreuses ethnies d’Indochine. « Ils sont de facture grossière et beaucoup moins beaux au point de vue décor que les tambours des premiers siècles avant J.C. et n’ont pas grande valeur sur le marché. Néanmoins, ils sont authentiques, contrairement à certains spécimens fabriqués de nos jours, soit à Hanoï et dans le Thanh Hoa, soit en Chine, et frauduleusement introduits au Vietnam», souligne l’expert.
Les inventeurs Lac Viet
Les tambours de bronze se confondent avec l’histoire du Vietnam. D’après les Annales vietnamiennes, le premier royaume fut celui du Van Lang des rois Hung, établi pendant le premier millénaire avant notre ère dans la vallée du fleuve Rouge, dont on commémore chaque année le souvenir à Viet Tri, dans des temples à flanc de montagne. Ces rois Hung étaient les chefs de tribus Lac Viet, constituées de Viet et de Muong formant bloc car ethnologiquement très proches, et ce sont ces Lac Viet qui inventèrent la culture dongsonienne. Bien que cette culture doive son nom à un site de la province du Thanh Hoa, il est vraisemblable que son centre devait être dans la grande périphérie de Hanoï. Puis, en 257 avant J.C., le Van Lang est remplacé par celui d’Au Lac, avec pour capitale Co Loa (17 km au nord-est de Hanoï), dont subsiste la puissante forteresse, tandis que les Lac Viet se séparaient en deux peuples, Viet et Muong. C’est alors qu’en 200 avant J.C., les armées de l’empereur de Chine, Qin Shi Huangdi, pénètrent au Vietnam qui sera englobé dans l’empire Chinois en 111 avant J.C. et le restera pendant mille ans.
Une paternité disputée
Dans les annales du Céleste Empire, on ne trouve nulle part mention de l’invention des tambours de bronze. Ce qui n’empêche pas les Chinois de refuser d’admettre qu’ils aient pu être inventés par un pays qu’ils ont tenu sous leur domination. En 1975, Ils prétendirent avoir mis au jour à Wanjiaba, dans la province du Yunnan, un tambour « dongsonien », antérieur au plus ancien tambour vietnamien. Ce tambour aurait été fabriqué par les Pu, une ethnie autrefois installée dans cette province. Cette découverte n’a cependant jamais été entérinée par la communauté scientifique. D’ailleurs, Charles Higham, professeur d’anthropologie à l’université d’Otago (Nouvelle-Zélande), spécialiste de réputation internationale, cite ces tambours dans son livre The bronze age of Southeast Asia, mais il ne précise pas qu’ils sont de facture dongsonienne. Et puis, lorsque, en l’an 43 de notre ère, le général chinois Ma-Yuan fut chargé de mater une révolte survenue sur les marches du sud de la Chine, il découvrit que les seigneurs locaux qu’il combattait détenaient leur pouvoir des tambours dongsoniens, aussi les fait-il fondre à mesure qu’il s’en emparait. Chinois et Vietnamiens sont très chatouilleux sur le sujet. Au Vietnam, le tambour dongsonien est le symbole du pays. Il s’affiche sur la tunique des hôtesses de Vietnam Airlines et il est défendu mordicus comme un drapeau. Ce qui n’empêche pas les Chinois de continuer à revendiquer la paternité de son invention à coups de colloques et de tables rondes. Les tambours de bronze ne furent pas qu’un symbole de pouvoir.
Pour Catherine Noppe, conservateur des arts d’Extrême-Orient au musée royal de Mariemont (Belgique), ils étaient utilisés pour les cérémonies d’invocation à la pluie, dont l’importance était primordiale pour les communautés pratiquant la riziculture. Ils étaient également mobilisés lors des naissances et des mariages. Leur ornementation a fait l’objet de nombreuses spéculations. Divers auteurs l’ont associée à un culte solaire, à des rites chamaniques, à des rituels aquatiques ou encore à des rites funéraires et agraires. Yves Goudineau, qui a repris le sujet, a établi (bulletin de l’EFEO, n° 87, année 2000) que, dans le sacrifice du buffle chez les Kantou (une ethnie de la chaîne annamitique), le tambour de bronze est perçu par les villageois comme le legs d’une transcendance. Mais que signifient les personnages et animaux en ronde-bosse, les barques à tête d’oiseau, les personnages emplumés, l’omniprésence de l’étoile et les signes du zodiaque présents sur certains modèles ?
Autant de questions auxquelles il faudra répondre. Quant à savoir comment les tambours dongsoniens se sont distribués, JF Hubert a une explication : « D’après mon expérience sur le terrain, la répartition géographico-historique de ces tambours est probablement la suivante : pour les plus beaux et les plus anciens, c’est la région de Ha Tay, à 80 km au sud de Hanoï ; puis une séquence rayonnant à partir de la grande périphérie de Hanoï, avec un axe privilégié Hanoi-Viet Tri et, ensuite, une délocalisation vers le Thanh Hoa. Pour les autres types de tambours, il n’y a rien à préciser. »
PIERRE ROSSION