La mode du chopper (à l’origine une Harley Davidson) a débarqué en Thaïlande en même temps que les GI’S américains à Pattaya voici 40 ans. Longtemps réservé aux touristes et aux expatriés, le chopper connaît depuis quelques années un essor remarquable avec l’engouement d’une clientèle thaïe aisée et son extension à d’autres modèles de grosses cylindrées. Les clubs de bikers se multiplient jusqu’aux confins du royaume sans pour autant devenir les émules des sinistres Hell’s Angels.
Entre Pistanulok et Phetchabun, la route 12 est un long ruban de bitume neuf qui serpente à travers forêts et montagnes. Avant d’aborder la descente vers Lom Sak, au niveau de Kao Koh et en bordure du superbe parc national de Nam Kao, elle fait un formidable et incroyable bond géographique. L’automobiliste, ou le motard, se retrouve soudain dans un quelconque endroit du Midwest américain. Les écriteaux sont rédigés en anglais, les maisons et resorts construits à l’occidentale. Sur le bord de la route, un café affiche son identité sur une pancarte en bois : « Route 12 ».
De grosses bécanes sont alignées devant une antique pompe à essence autour desquelles des hommes blancs en blouson noir papotent une Heineken à la main ! Derrière eux, un « school bus » d’un jaune clinquant semble attendre la sortie des classes. Dans un recoin du bar, un mur est tapissé d’une immense fresque représentant Humphrey Bogart, Elvis Presley, James Dean et Marylin Monroe autour d’une table de billard. Un vieux juke box Seeburg a encore assez de souffle pour balancer une musique country. Le restaurant propose des steaks et des spaghettis. Sur les vitrines, les bikers ont laissé des traces de leur passage en collant leurs tags et leurs macarons. Un décor à la Easy Rider. Pour peu qu’un voile de brume enveloppe le décor et l’on nage alors en plein western. Seule une petite boutique de vente de produits écologiques et artisanaux dépareille légèrement. On peut y manger une succulente glace au tamarin unique dans tout le pays.
Ouvert voici seulement trois ans, le café «Route 12 » a acquis une telle notoriété qu’il est devenu une destination touristique. On en oublierait presque l’essentiel : le site offre un fantastique panorama ! Au-delà des circuits plus convenus et plus classiques qui passent par Chang Mai, Chang Rai ou Nan, le Route 12 est devenue pour les bikers thaïlandais et étrangers, sinon un sanctuaire, du moins une étape incontournable. C’est tout le génie des Thaïlandais – en l’occurrence une bande de copains de Lom Kao propriétaires des lieux – que de savoir imiter sans copier. Ici, le modèle c’est la fameuse route américaine 66, « la mère de toutes les routes » pour les bikers américains. Et pour ceux qui n’auraient pas fait le rapprochement, le café affiche plusieurs photographies de la Route 66.
À lui seul, le succès du café Route 12 symbolise l’essor du tourisme rural thaïlandais avec des citadins à la recherche d’espace et d’air pur. Dans cet esprit, le chopper s’impose comme l’instrument de liberté le plus chic et le plus « funny ». Patron d’une société d’ingénierie électrique qui emploie 130 salariés à Bangkok et représentant en Thaïlande les intérêts d’une vingtaine de sociétés étrangères, Khun Chumpol est un homme d’affaires forcément aisé. Il a attendu son quarantième anniversaire pour accéder à son rêve d’étudiant fantasmant alors sur les « big bike ». Il y a sept ans, il achète une Harley, rejointe plus tard par une BMW puis par une autre Harley. « Une pour la ville, une pour la campagne, explique cet homme trop comblé matériellement pour céder à la tentation de la frime et de l’épate. Pour moi, faire du chopper, c’est échapper au stress tout en découvrant mon pays. » Chumpol est un biker solitaire qui ne se reconnaît dans aucune association. «J’aime simplement rouler en chopper et je n’éprouve pas le besoin de ce folklore qui entoure ce hobby. Depuis trois ans, c’est devenu une mode alors qu’avant, le chopper était vraiment réservé aux amoureux des Harley et aux collectionneurs. » Pour lui, le boum du chopper est lié « d’abord à la hausse du pouvoir d’achat des Thaïlandais, et au besoin d’évasion d’une société de plus en plus citadine ». Un avis partagé par Allan, un Anglais concessionnaire de choppers à Lom Sak. « Nous avons désormais une clientèle thaïlandaise bien établie, composée notamment d’avocats, de médecins, de commerçants et de fonctionnaires. » Allan constate aussi que le chopper est un hobby de citadins. « Nos clients sont des natifs de la région, mais ils travaillent à Bangkok, Petchabun ou encore Pitsanulok. » Il est vrai que dans cette région très rurale, le rêve des habitants n’est pas de s’offrir une moto rutilante et puissante, mais un pick-up…
Sentiment unique
Tous les professionnels de l’audiovisuel le savent : le spectateur entend d’abord le son avant de voir l’image. Le cerveau humain est ainsi conçu que le son est enregistré – oh d’une nano seconde certes ! – avant l’image. Ne serait-ce pas d’abord cet étrange phénomène neurophysiologique qui expliquerait l’incroyable attraction qu’exercent les fabuleuses Harley Davidson ? Car avant même d’être admirée, une Harley se fait entendre ! Avant même de n’être qu’une mécanique, elle est un bruit à nul autre pareil. Une Harley, c’est d’abord un grondement puissant, une sorte de rugissement sourd comme un grave roulement de tambour. « Rouler en chopper c’est un mode d’expression, une envie de s’afficher différemment, de se sentir unique », témoigne un motard allemand qui surveille dans un atelier de Pattaya la transformation de sa Ducati. « Chopper », qui signifie « alléger », tire son origine des premiers bikers qui jugeaient les Harley Davidson trop lourdes. Ils se mirent à « chopper », à enlever toutes les parties non indispensables au pilotage de la moto, comme le garde-boue avant, le frein avant, les sacoches, les phares additionnels, le pare-brise et les grosses selles. Les choppers sont des jouets aux mains d’adultes. Des jouets onéreux – aux alentours du million de bahts– et qui se louent 4 000 bahts la journée. Des prix toutefois abordables pour la communauté d’expatriés, malgré un euro et un dollar en berne depuis quelques années.
Difficile de mesurer l’accélération de cette mode. Mais les professionnels de la moto sont unanimes pour la constater. Il est même probable que la Thaïlande compte aujourd’hui plus de choppers au km2 et par habitant que la France. « Il y a quelques années, si tu possédais une Harley Davidson, tu étais considéré comme un star. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, même si ce n’est pas encore banal », témoigne Kiep, propriétaire d’un chopper à l’âge inconnu et cadre à la retraite. La mode des grosses cylindrées ne concerne pas seulement les choppers. Les routières, trial et enduro de fabrication japonaise se vendent à un rythme soutenu. D’autant que depuis un an, Honda assemble dans une usine la CB400, facile à conduire, très adaptée à la randonnée et peu chère.
Le réseau routier thaïlandais, en constante amélioration depuis des années et incontestablement de meilleure qualité que ceux des pays voisins, favorise aussi cet engouement pour les grosses motos. « Il y a une vingtaine d’années, je passais mes hivers à Nan, et avec ma 110 Suzuki, j’ai exploré toute la région, témoigne Alain, expatrié français à Chang Rai. C’était de la piste en grande majorité. » Gérard, lui, gère depuis 22 ans l’agence Thairando à Chang Rai, qui organise des circuits et séjours à moto en Thaïlande et au Laos. « Voici une dizaine d’années, nous avons monté un projet pour des balades en chopper. Mais à l’époque, c’était impossible d’en louer et encore plus de trouver un mécanicien. » Pour ce motard chevronné, authentique amoureux de la Thaïlande, le chopper fait tout de même figure de gadget : « Nous, les Harley, on les appelle les Massey Fergusson, car finalement c’est de la machine agricole. Cela pisse l’huile de partout et ça perd un boulon au kilomètre ».
Ride for peace
Nous sommes au sud de Pattaya. Pattaya, le berceau des choppers en Thaïlande. Elles s’aguichent chaque jour fièrement en bordure de trottoir devant le magasin, reluquées par les passants. Une vingtaine de filles de joie chromées et astiquées attendent le client. Elles s’appellent Harley Davidson, Triumph, Ducati, Norton ou Varadero. Elles viennent des Etats-Unis et du Japon. Ta La est le propriétaire de ce beau magasin situé à quelques encablures de caddies du Big C. « C’est le seul des cinq magasins de grosses cylindrées de Pattaya à louer et vendre des Harley Davidson », affirme-t-il. Ta La a bien senti la tendance en ouvrant voici cinq ans. « Au départ, je tenais ici un coffee shop. Puis j’ai vendu tout ce que je possédais, ma maison notamment, pour agrandir le magasin et surtout acheter un premier parc de choppers », raconte-t-il entre deux appels sur son portable. Aujourd’hui, il gère trois boutiques : une pour les motos, une autre pour les accessoires et enfin un atelier dans lequel les choppers sont bichonnés et customisés. Et il s’apprête à en ouvrir une quatrième qui proposera des vêtements et gadgets pour bikers. Originaire d’Ayutthaya, où il a suivi des études d’économie, Ta La ambitionne d’imposer sa propre marque sur des vêtements qu’il achètera en Chine où il se rendra bientôt pour démarcher des usines de confection. « Nous, les Thaïlandais, nous ne sommes pas très bons en merchandising. Nous manquons d’audace et d’imagination et ne savons que nous imiter les uns les autres. Alors moi j’ai décidé de me lancer parce que je suis persuadé qu’être un biker c’est adopter aussi un mode de vie », explique t-il assis devant deux grandes affiches de Che Guevara et de Bob Marley, ses idoles.
Le « Brotherhood speed up », nom de son établissement, est un lieu de rendez-vous informel pour l’« American connexion » des bikers de Pattaya. Le nom du magasin n’est pas neutre. « Cela signifie fraternité, et comme j’ai démarré avec mon frère…», s’empresse d’expliquer Ta La. Oui, mais c’est aussi le nom d’une association internationale de bikers créée voilà 35 ans, présente notamment en Australie et très imprégnée de l’idéologie catholique intégriste, ce que Ta La, musulman pratiquant, ignorait… « Ici, les bikers criminels sont ultra minoritaires et d’ailleurs je n’en connais pas », insiste Ta La. Et on veut bien le croire en côtoyant sa clientèle composée dans sa partie « farang » de braves papys en blouson noir. Parmi eux, nombreux sont des soldats américains à la retraite ou alors encore en activité en Afghanistan et qui viennent dépenser leur solde en Thaïlande.
C’est le cas des plus fidèles clients de Ta La. Keavin est de l’Idaho et sert actuellement en Afghanistan. Il revient plusieurs fois par an à Pattaya où il possède une maison et deux Harley. Quant à Pete, originaire du Dakota, aiguilleur du ciel à la retraite, il a servi sur des bases américaines au Kosovo, en Corée du Sud ou en Hongrie du temps de la Guerre froide. Le propriétaire de sans doute la plus grosse Harley du royaume, c’est lui. Biker depuis plus de 30 ans, Il vit à Pattaya, qui lui sert de base de départ pour des randonnées sur toute l’Asie du Sud-Est. Peu bavard, le bonhomme se contente juste d’un commentaire laconique : « Les routes en Thaïlande ne sont pas assez larges, but it’s ok ! » Autre célébrité locale, un ancien GI’s du Vietnam revenu de la guerre unijambiste et qui, équipé d’une prothèse, roule sur une Harley. « Il n’y a pas de problème avec les bikers qui partout en Thaïlande sont toujours très bien accueillis », continue Ta La. En relevant le nom des tags signant les innombrables associations de bikers présentes en Thaïlande (la plupart étant affiliées à des organisations internationales), on ne trouve effectivement nulle trace des Hell’s Angels, des Bandidos, des Outlaws ou des Pagans, les quatre plus grands gangs criminalisés de bikers. Du moins pas officiellement, ni ostensiblement. Car comme nous l’apprend un mémoire de l’Institut de Criminologie de Paris, sous la direction du juriste François Haut, « il existe en Thaïlande le club des « Diablos », composé à moitié d’Européens et à moitié de Thaïlandais. Fondé en 1999 à Pattaya, le club est proche des Bandidos et fait même partie de la « Bandido Nation ». D’autres clubs leur sont liés : Burapa MC, Immortals, Dinosor MC, Flying Tortles, Pitt Bull MC, Nothern Comets MC. Il existe même un club prospect Outlaws à Phuket ».
Si des infiltrations et manipulations d’associations thaïlandaises sont plausibles et sans doute probables, il faut bien reconnaître que l’immense majorité des bikers, organisés ou non, forment une communauté qui reste étrangère à l’idéologie criminelle, raciste et xénophobe véhiculée par ces gangs que les services de police nord-américains appellent les « O.M.G. » (Outlaw Motorcycle Gangs, ou « gangs de motards criminalisés »). « Avant, il y avait de violentes rivalités entre clubs de bikers, témoigne un expatrié de longue date sous le pseudo de Barrybike. Mais sous la houlette du président de Burapa MC (qui organise la célèbre Burapa Pattaya Bike Week chaque année en février, NDLR), ils se sont tous rangés derrière la devise « ride for peace ». Les Bandidos gagnent en popularité en Thaïlande avec de nombreuses sections et clubs qui, comme les Jesters MC Thailand, ont versé des millions de bahts au profit d’œuvres caritatives. Les Mad Dogs quant à eux, très proches des Hell’s Angels, n’ont pas réussi à s’implanter ici, contrairement aux autres pays de la région. »
En 2011, à Chiang Mai, les Bandidos ont fêté leur dixième anniversaire sans qu’aucun débordement ou dérapage ne soit constaté. Comme pour tant d’autres manies occidentales, la Thaïlande aurait donc intégré le chopper et son folklore pour en dissoudre la face nauséabonde et ne conserver que les bon côtés. Au-delà du culte de la moto, ils célèbrent celui de la liberté et, dans une certaine mesure, celui de la fraternité. Force est de reconnaître que la Thaïlande est pour eux un pays de cocagne avec son sens de l’hospitalité, sa société permissive et sa joie de vivre dans l’insouciance. Le royaume vend du rêve, de la liberté, pas de l’idéologie, même si le folklore douteux, comme les logos aux accents et contours nazis et têtes de mort omniprésentes, donne de vilains frissons. De toute façon, la main de Bouddha, jamais bien loin, veille. Sagement…
Frédéric Prouteau