Retrouvez le billet de notre chroniqueur Eric Miné. Ce mois-ci, regard sur l’Isan, cette région rurale du Nord-Est de la Thaïlande qui attire toujours plus de Français qui viennent s’y installer.
Dès avant la pointe du jour, retentissent les sourds battements du culte qui s’égrènent de par la vaste plaine. Le labeur n’attend pas et c’est par familles entières que les « pays » partent ensemencer ou récolter selon l’immuable rythme des saisons, menant d’un pas égal les cheptels aux pâturages.
Les écoles sont là à l’unisson, qui règlent les heures d’étude sur les rudes contraintes de la nature, afin que leurs jeunes élèves puissent participer à l’effort commun. Ils rendosseront plus tard l’uniforme qui les signale à tous comme les heureux bénéficiaires d’une Instruction publique formant dans le respect et la discipline les générations fécondes de demain. Sagement alignés en rangs dans la cour de récréation, ils salueront la levée des couleurs quand, huit heures venues, résonnera sur les ondes l’hymne national, symbole de la patrie réunie. Des voies et venelles, la journée bruissera du travail ininterrompu des citadins, qui boutiquiers, qui marchands ambulants, qui innombrables petites mains concourant à l’harmonie de la société, tous témoignant de la vitalité de ce petit peuple courageux qui n’en oublie pas pour autant les joies saines de la vie. Au soleil couchant, les habitants de ces belles provinces se rejoindront sous les toits parentaux et s’égaieront dans les jardins coquets, tous métiers et générations confondus, pour célébrer autour de mets simples généreusement partagés, dans la fête, les chants et la musique, l’achèvement de la tâche journalière. Tout au cours de l’année, une large part du repos mérité sera consacrée aux offices ; du plus pauvre au plus riche, chacun contribuera par ses actes et ses dons au bien-être du clergé, qui veillera en retour sur ses ouailles, les éclairant des chemins de la paix intérieure, dans l’intemporalité de la mission à elles confiée sur la terre des ancêtres. »
Une France révolue ? Le commentaire désuet au timbre si reconnaissable des actualités qui passaient en avant-séance des cinémas d’antan ? Non, l’Isan d’aujourd’hui. L’Isan où, certes, stûpas et bonzes safran diffèrent sensiblement de nos clochers et prêtres en soutane d’autrefois, où nos comices agricoles et autres patronages provinciaux tiennent plus ici d’un joyeux déferlement de bière, de karaokés criards et de sonos discordantes. L’Isan, dont la ruralité ne s’exempte pas de cette course au consumérisme effréné qui ravage la planète, il n’est qu’y voir la prolifération des Ipads et autres gadgets en vogue pour s’en convaincre. Mais l’Isan aussi qui, indifférente au message niveleur et globalisant qu’implique trop souvent cette modernité, l’a intégrée bon gré mal gré à sa culture populaire, tout en préservant ses traditions, ses valeurs et son mode de vie.
Cet Isan, qui attire tous les jours davantage nos compatriotes, qu’ils s’y rendent pour séjourner, travailler, fonder un foyer ou prendre leur retraite. On peut bien sûr prétendre que cela n’illustre que le mouvement général d’une expatriation croissante chez nos concitoyens. Avec deux millions d’expatriés auxquels s’ajoutent chaque année, au bas mot, 130 000 petits nouveaux, cette accélération de l’émigration française, sans précédent depuis la Révolution, est telle qu’il peut être tentant d’affirmer que l’Isan n’est, somme toute, qu’un débouché parmi d’autres dans une Thaïlande où nos résidents ont doublé depuis 2005. Cette Thaïlande vue comme un nouvel Eldorado par les chaînes hexagonales, dorénavant très promptes à faire leur beurre d’une bonne louchée d’exotisme vendeur. Soleil, plage et défiscalisation ne sont-ils pas l’essentiel de l’argument pour ces faiseurs d’opinion ? Mais, pour que le beurre ne tourne pas au rance, on évite les questions qui fâchent.
Car, en Isan, point de sable blanc ni d’argent facile, seulement une population accueillante régie par les lois naturelles de l’existence. Serait-il que le « changement de civilisation », si louangé par nos dirigeants, nous désorientât à ce point qu’on cherchât à retrouver ailleurs nos repères ? Et puisque la mondialisation engendre les flux de populations que l’on connaît, n’est-il pas préférable pour nos compatriotes de frayer avec des étrangers enracinés et solidaires en Isan, « les Thaïs aiment les Thaïs », c’est bien connu à même ainsi d’apprécier franchement et sans hostilité notre présence dès lors inoffensive ? « La terre, elle, ne ment pas », a-t-on dit dans un autre temps. Indubitablement, l’Isan confirme le propos.