Dans son nouveau livre, L’impertinent du Cambodge (Ed. Magellan) écrit avec la journaliste Dane Cuypers, le père François Ponchaud sait mieux que quiconque raconter de l’intérieur le Cambodge et ses tourments. Un moment de vérité décrypté par notre journaliste Richard Werly.
Le camarade Khieu Samphan aurait voulu venir vous saluer, mais il est trop occupé par la restructuration du pays. » Nous sommes quelques jours après la prise de Phnom Penh par les Khmers Rouges, le 17 avril 1975. Dans les jardins de l’ambassade de France, des centaines d’étrangers et de Cambodgiens s’agglutinent, dans l’attente d’être évacués vers la frontière thaïlandaise. Le père François Ponchaud, missionnaire, sert d’interprète. Il vient de voir partir, la gorge nouée, plusieurs hauts responsables khmers, voués à une exécution certaine.
La suite est connue. Khieu Samphan, aujourd’hui en procès à Phnom Penh, est alors le dignitaire numéro un du nouveau régime. Les excuses polies données par un gradé khmer rouge pour justifier sa non-venue sont à l’image de la tragédie dans laquelle plonge alors le Cambodge : un pays isolé par ses nouveaux maîtres, murés dans leur folie collectiviste, et sans pitié pour un peuple qu’ils entendent bien «rééduquer ».
On ne présentera pas dans ces colonnes François Ponchaud. Ce prêtre des Missions Etrangères de Paris, familier à Bangkok de la maison de sa congrégation, sur Silom Road, a contribué à faire l’histoire récente de ce pays d’Asie du Sud-Est dans lequel il débarqua, sur ordre de ses supérieurs, en 1965. Son livre, Cambodge, année zéro (Ed. Julliard), révéla au monde l’horreur khmère rouge. Ses ouvrages successifs et ses traductions de la Bible en cambodgien ont fait de lui un témoin unique, alliant légitimité, crédibilité et foi viscérale dans ce peuple qu’il connaît si bien. Tous ceux qui s’intéressent à l’ex-royaume d’Angkor devraient donc se plonger dans son dernier livre, L’impertinent du Cambodge (Ed. Magellan), écrit avec la journaliste Dane Cuypers. Parce qu’au-delà des explications historiques, le père Ponchaud sait mieux que quiconque raconter de l’intérieur le Cambodge et ses tourments.
Impossible de résumer dans cette chronique ce témoignage de près de trois cents pages dont la lecture aurait peut-être été facilitée par une organisation en chapitres thématiques, plutôt que chronologiques. Sa force est de mêler l’intime à l’analyse, le plus petit détail de la vie quotidienne à la perspective plus large sur l’avenir du Cambodge. Un exemple : les pages passionnantes consacrées à la culture et à l’esprit khmers. Lesquelles, sans doute, pourraient aussi s’appliquer en partie à leurs voisins thaïlandais. « Il y a plusieurs étapes dans la libération pour les Khmers, raconte François Ponchaud. La plus basique est la libération des croyances aux esprits qui pullulent dans leur pensée. Beaucoup vivent dans une crainte diffuse, celle d’offenser les « maîtres de l’eau et de la terre ». Ils inventent toutes sortes de rites pour échapper à leur emprise. (…) »
Autre exemple : son regard sur le sens de sa mission, au sens strict. « Je ne suis pas au Cambodge pour convertir les Khmers, bien qu’initialement il y eût un peu de cela, mais pour convertir mon propre regard et découvrir un visage du « Dieu caché » dont parle la Bible. C’est le fondement de ma démarche. (…) J’essaye de partager ce que j’ai perçu du bouddhisme, de la vie spirituelle des Cambodgiens, et de ce qui pourrait nous enrichir.»
J’ai pour ma part lu ce récit de vie de François Ponchaud dans le train qui me ramenait vers Paris, en provenance du festival « Etonnants Voyageurs » qui, chaque année, donne à Saint Malo l’allure de la capitale mondiale des esprits nomades et éclairés. Et le regret de ne pas l’avoir vu sous les remparts malouins raconter « son » Cambodge a percé.
Comment mieux dire, après tant d’années à partager les joies et les souffrances d’un peuple, la grandeur de celui-ci? Comment mieux explorer l’histoire récente d’une population que l’imagerie du voyage a figé définitivement comme étant celle des bâtisseurs d’Angkor, il y a près de huit siècles ? La notion même de voyage s’en retrouve bouleversée. Mêlant l’analyse politique au jour le jour à la connaissance profonde de la spiritualité bouddhique, François Ponchaud fait dans ce dernier livre ce que seuls les grands témoins peuvent faire, du haut de leur expérience et de leurs années passées, non à parler, mais à écouter : raconter l’âme d’un grand peuple blessé.