Trois ans après la répression des manifestations de Chemises rouges à Bangkok, la réconciliation nationale toujours au point mort en Thaïlande.
Le 19 mai 2010, l’ordre était donné par le premier ministre de l’époque, Abhisit Vejjajiva, de disperser les manifestants des Chemises rouges, venus deux mois auparavant investir la capitale pour réclamer la dissolution du Parlement. Au terme d’une répression sanglante dont le bilan officiel fait état de 91 morts et 2000 blessés, les dirigeants des Chemises rouges avaient dû se résigner à une amère capitulation.
Immédiatement placés en détention provisoire pour « terrorisme », ils ont bénéficié, au compte-gouttes, de remises en liberté conditionnelle à partir de 2011; une centaine d’autres manifestants sont, eux, toujours emprisonnés. Quant à la vérité sur les événements de 2010, trois questions essentielles demeurent : d’abord, y avait-il des manifestants armés parmi les Chemises rouges, et si oui, qui les avait placés là ; ensuite, qui a ordonné l’assassinat du général Seh Dan, chef populaire des Chemises rouges et partisan d’une préparation à la lutte armée ; et enfin qui a brûlé Central World, le plus impressionnant centre commercial de Bangkok ?
Le 19 mai 2013, s’adressant – par skype – à ses partisans rassemblés sur la grande place de Ratchaprasong, à Bangkok, en mémoire aux victimes des manifestations de 2010, Thaksin Shinawatra, en exil depuis sa condamnation en 2008 à deux ans de prison pour conflit d’intérêts, a promis une récompense de 10 millions de bahts à quiconque dénoncerait les pyromanes de Central World – dans cette affaire, des Chemises rouges ont récemment été innocentées par la justice. Il a ensuite déclaré à ses partisans qu’il renonçait à rentrer en Thaïlande, si tel était le sacrifice auquel il devait consentir pour que « le pays retrouve enfin la démocratie et la justice arrachées au peuple par le coup d’Etat du 19 septembre 2006 ».
En 2012, Thaksin se faisait le promoteur d’un tout autre sacrifice : celui de la vérité et de la justice pour les familles de victimes des manifestations de 2010, et ce, en échange de la négociation de son retour en Thaïlande (et probablement du retour de sa fortune confisquée en 2010) grâce à un « troc d’amnisties » avec le camp opposé. Au cours d’un grand rassemblement de Chemises rouges en avril 2012 à Siem Reap, il avait entonné la chanson Let it Be des Beatles sur la scène dressée en son honneur, avec comme message : les responsables de la répression de 2010 ne seront jamais punis, la vérité ne sera pas faite, let it be, au nom de la « réconciliation nationale ». Cet appel à la résignation avait provoqué l’ire des Chemises rouges.
Alors, le 19 mai 2012, Thaksin leur avait demandé pardon pour l’égoïsme de sa proposition, et indulgence envers le gouvernement de sa sœur cadette, critiquée pour sa soumission aux élites traditionnelles (l’ammat), ennemis héréditaires des Chemises rouges. Le profil bas adopté par le gouvernement face à l’ammat se justifiait, suggérait alors Thaksin, par la nécessité de se maintenir au pouvoir pour mettre en œuvre les deux grands projets portés par le parti depuis le coup d’Etat, à savoir la révision de la Constitution de 2007, issue du coup d’Etat de 2006, et la réconciliation nationale – et son cortège d’amnisties.
Ces deux promesses ont été au cœur des campagnes électorales menées par les proches de Thaksin depuis le coup d’Etat, qu’il s’agisse de Samak Sundaravej en décembre 2007 remplacé par Somchai Wongsawat, beau-frère de Thaksin, en octobre 2008 ou de Yingluck Shinawatra, sa sœur cadette, en juillet 2011.
A ce jour, les divers projets de révision constitutionnelle et de lois sur la réconciliation nationale ont tous été avortés – interrompus par décision de la Cour Constitutionnelle ou abandonnés sous la menace d’une censure constitutionnelle.
En mai, juin, et juillet 2012, le gouvernement courbait l’échine face à la Cour, après les appels au compromis lancés par Thaksin dans son discours du 19 mai 2012, mais un an plus tard, c’est un discours ferme et sans appel que Thaksin a tenu devant ses partisans : « Je voudrais adresser un message à la Cour Constitutionnelle : qu’elle se tienne strictement à la mission qui est la sienne, qu’elle laisse les députés s’acquitter de la leur ; cette mission leur a été confiée par le peuple qui les a élus. En tant que telle, elle est forcément juste.»
Tout porte à croire qu’en accord avec cette injonction de Thaksin à l’égard des neuf Sages de la juridiction suprême, le gouvernement de Yingluck est aujourd’hui prêt à s’engager dans un bras de fer contre la Cour Constitutionnelle – à l’issue duquel le sort de Thaksin devrait enfin être scellé.
Eugénie Mérieau