Après une longue carrière qui aura inspiré de nombreux commentaires, c’est en tant qu’ancien souverain, « roi-père » du Cambodge que Norodom Sihanouk connaîtra les honneurs d’une crémation spectaculaire au Veal Men, l’enclos sacré de la monar-chie, ce lundi 4 février. Une cérémonie traditionnelle qui sera suivie avec émotion par tout un peuple et en présence de nombreux dignitaires, chefs d’Etat et de gouvernement, dont le Premier misitre français, Jean-Marc Ayrault.
A deux pas du Palais royal de Phnom Penh, Un quadrilatère géant de plâtre et de ciment, au centre duquel émerge un pavillon tout en verticalité, d’un blanc immaculé : Là, le 4 février, sera mis aux flammes le bûcher funéraire de Norodom Sihanouk, ex-roi du Cambodge mais plus encore, personnage incontournable de l’histoire récente, décédé à 89 ans en octobre dernier.
A une autre époque, en 1941, alors qu’il se hissait sur le trône, ses tuteurs français mandatés par Vichy n’avaient voulu voir en lui qu’un aristocrate falot et manipulable, porté sur les femmes et la bonne chère. En réalité, l’empire colonial français entamait alors son dernier acte, tandis que Sihanouk allait, lui, enfourcher le cheval de l’histoire, ne tardant pas à se faire le héraut de l’indépendance de son pays, le chantre du tiers-monde et des non-alignés…, avec un sens aigu pour sa propre mise en scène. Une chevauchée fantastique qui allait connaître une terrible embardée, quand à force de jouer les uns contre les autres tous ses rivaux communistes, nationalistes…, il finit par chuter, et s’allier alors avec le pire, Pol Pot.
Cloisonné dans son palais aux heures les plus sombres, puis parti dans un long exil, il rentra enfin un jour pour cette fois régner seulement, et non plus gouverner. Nombre de chroniqueurs portèrent un regard sévère sur cet aventurier de la politique jugé inconséquent. Pourtant, l’homme bénéficia jusqu’au bout de la popularité et de l’indulgence de ses sujets. Se rattachait à lui le souvenir d’une période plutôt douce quand il fut seul maître à bord. Surtout, il joua avec un naturel déroutant de son autorité presque spirituelle, héritée d’une des plus vieilles monarchies d’Asie, et de l’art de la harangue, tribun exhortant le peuple.
Tout dans son parcours le distingua du règne paisible de ses prédécesseurs, Sisowath et Monivong, confinés au symbole. Lui s’identifia davantage à Norodom Ier, son arrière-grand-père, qui s’opposa à plusieurs reprises à l’administration française. Mais au terme d’une vie s’effacent les aspects partisans : plus que du détail de sa geste politique, c’est de la figure qui aura incarné le pays que veulent se souvenir à présent les Cambodgiens. La pérennité de la monarchie fut d’ailleurs son ultime cause à défendre, et il assura de son vivant sa succession, passant le relais en 2004 à son fils Sihamoni, la seule chose qui lui tenait dorénavant à cœur, déclarait-il alors, avant de cesser toute prise de position publique. Malgré les cent autres rôles qu’il s’est inventé au cours d’une existence troublée, Sihanouk est demeuré un personnage royal, et reconnu comme tel par les siens.
Des rituels quotidiens
C’est donc loin de la tribune de l’Onu, à New-York, loin de Pékin et de Bandung, mais sur le Veal Men, l’enclos sacré de la monarchie khmère face au musée national, que se déroulera le dernier acte de son enveloppe terrestre. Le retour de la dépouille de Chine, où il a reçu les derniers soins, avait déjà donné lieu à une impressionnante manifestation de chagrin collectif, de rues envahies d’une foule émue, arborant vêtements blancs et crêpe noir de deuil. Depuis, des rituels quotidiens sont donnés chaque jour au Palais, cinq bonzes se succédant matin et soir à son chevet pour réciter les prières mortuaires et permettre à l’âme du défunt de migrer sans encombre. Ses enfants, princes et princesses de sang royal, président aux repas qui continuent à être servis au pied du colossal cercueil doré où repose sa dépouille. Ce dernier représente d’ailleurs la seule véritable entorse au rituel jusqu’ici de mise pour ses prédécesseurs. Les rois khmers étaient en effet traditionnellement placés en position fœtale dans une urne verticale, gardés puis amenés comme tels jusqu’au lieu de la crémation. Un retour symbolique à l’œuf censé représenter le cycle des vies, et faciliter la réincarnation. La fabrication d’une nouvelle urne a donc été lancée à Oudong, ancienne capitale royale où travaillent certains artisans traditionnellement attachés au Palais. Mais Norodom Sihanouk a finalement fait savoir dans son testament qu’il optait pour la position allongée, concession à une habitude plus universelle.
Cérémonie faste
Le jour précis de la crémation a été déterminé, au sein d’une certaine fourchette de temps donnée, sur indication astrale par les Bakous, survivance d’antiques prêtres brahmaniques qui officient toujours dans l’entourage du roi. Le 1er février, le cercueil, placé au sein d’un vaste cortège, franchira les grilles du Palais pour entamer une lente circonvolution en ville, s’arrêtant en des lieux symboliques, le Vat Phnom, le monument de l’Indépendance, avant de rejoindre enfin le Veal Men, où il restera déposé sous bonne garde pendant trois jours. La fabrication du site, la cérémonie, le tout devrait approcher un coût de 5 millions de dollars, a estimé le prince Sisowath Thomico, membre du cabinet royal, et ce alors qu’un début de polémique est apparu au sujet de l’entreprise en charge des travaux, dirigée par la propre fille du ministre du Palais. Cela ne devrait pas empêcher le pays de se figer lorsque le 4, parmi les officiels et personnalités présents, le roi Norodom Sihamoni, ou la reine-mère Monineath, se chargera d’allumer la longue mèche pétaradante qui viendra bouter le feu à la structure funéraire couverte de fleurs et d’encens. Selon les estimations qui courent, deux millions de personnes seront rassemblés en ville pour assister de près ou de loin à ce tomber de rideau sur la vie de Norodom Sihanouk. Restera ensuite à prendre en charge les cendres, réunies dans une urne en or. De nombreuses spéculations courent encore sur le futur lieu destiné à les accueillir, plus ou moins monumental. Sihanouk, lui, avait fait part de son vivant de son souhait d’être placé aux côtés de sa fille Kanta Bopha, morte enfant d’une leucémie et dont la disparition l’avait laissé longtemps inconsolable.
Samuel Bartholin/GAVROCHE