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Barrages : les pêcheurs s’apprêtent à boire la tasse

Journaliste : Adrien Le Gal
La source : Gavroche
Date de publication : 16/12/2012
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La multiplication des projets hydroélectriques au Cambodge et dans les pays voisins met en danger l’écosystème et la sécurité alimentaire des villageois, nombreux à vivre des ressources du Mékong et de ses affluents.

 

La scène se déroule dans la province du Rattanakiri, à l’est du Cambodge, au milieu des années 1990. D’immenses crues boueuses recouvrent soudainement les villages riverains de la rivière Sesan. Contrairement aux autres années, l’eau ne se retire pas au bout de trois jours, mais reste cinq, voire six jours. Les habitants, interloqués, y voient une punition infligée par les esprits et commencent à sacrifier des animaux. Le phénomène attire des experts, qui comprennent vite l’origine de ces crues anormales : les brusques lâchers d’eau des barrages récemment construits an amont, de l’autre côté de la frontière vietnamienne. La plupart des villageois ignoraient tout de l’existence de ces centrales hydroélectriques. Au total, trente-deux personnes meurent noyées, selon différents rapports étrangers.

 

Près de quinze ans plus tard, l’information semble mieux circuler. La commission du Mékong, basée à Vientiane, oblige tous ses membres à donner les informations nécessaires aux pays concernés par les barrages, et à consulter les autres États lorsqu’un projet hydroélectrique est envisagé directement sur le Mékong.

 

Pour les 28 000 villageois cambodgiens dépendant directement de la Sesan pour leur vie quotidienne, en revanche, la situation a plutôt tendance à s’aggraver au fil du temps : dans l’étude Striver, financée par la Commission européenne et publiée en août dernier, des scientifiques norvégiens indépendants attestent de la présence, en aval des barrages, de cyanobactéries et d’algues contenant des microcystines, hautement dangereuses pour l’homme.

 

« Les entretiens avec la population locale montrent que les habitants ont régulièrement des problèmes de santé après avoir été en contact avec la rivière, indique l’étude. Les symptômes sont en général des troubles gastriques, des éruptions cutanées, mais également des problèmes respiratoires. » Quant aux brusques variations du niveau de l’eau, Électricité du Vietnam (EDV) a attendu l’année 2008 pour construire un « barrage de régulation » près de la frontière cambodgienne permettant d’atténuer les effets des installations construites en amont.

Un territoire encore vierge

 

Pour les habitants du Rattanakiri, néanmoins, les perspectives sont plutôt sombres. Électricité du Vietnam a en effet un autre projet dans ses cartons, cette fois-ci sur le territoire cambodgien : le « Lower Sesan II », qui devrait permettre de fournir 400 MW en saison humide, et pour lequel 33 000 hectares vont être inondés, entraînant le déplacement d’environ 5 000 personnes.

 

Le Cambodge, il est vrai, inspire de nombreux projets hydroélectriques. Son territoire en est quasiment vierge : le Kirirom I, construit dans les années 1960 par la Yougoslavie de Tito (12 MW), et celui d’O Chum, dans le Rattanakiri (1 MW), font figure d’exception. Mais aujourd’hui, une trentaine de projets sont engagés, à des stades d’avancement différents.

 

Toutes les sociétés impliquées sont étrangères, et une majorité d’entre elles sont chinoises, ce qui soulève des appréhensions : alors que des règles strictes ont été mises en place ces dernières années en Chine pour évaluer l’impact des projets hydroélectriques, les entreprises opérant à l’étranger n’y sont pas soumises. « Il ne s’agit pas de faire des généralisations au sujet des sociétés chinoises, estime Carl Middleton, de l’ONG International Rivers, basée aux Etats-Unis. Mais la Chine est le plus grand constructeur de barrages au monde. Dans le cas du barrage de Kamchay [l’un des plus avancés, ndlr] nous nous inquiétons de voir un constructeur chinois [Sinohydro] récupérer un projet qui avait été abandonné par une société canadienne en raison de ses conséquences prévisibles sur l’environnement et la population, avec la création d’une zone inondée de 2000 hectares dans le parc national du Bokor. »

 

Dans un rapport publié en 2008 (1), la même ONG s’inquiétait de voir le gouvernement cambodgien renforcer ses relations avec la Chine, notant que celle-ci se portait volontaire pour financer des projets hydroélectriques lorsque les bailleurs de fonds comme la Banque asiatique du développement et la Banque mondiale se montraient réticents. Selon l’ONG, un nivellement par le bas est en train de s’opérer, les Chinois étant moins regardants quant aux conséquences dévastatrices de certains barrages.

 

“Plus de 40% des Cambodgiens dépendent des pêches du Mékong et du Tonlé Sap pour leur survie.”

 

Poisson : un impact inévitable

 

Première d’entre elles : l’impact sur le poisson. Plus de 40% des Cambodgiens dépendent des pêches du Mékong et du Tonlé Sap pour leur survie, ces fleuves représentant la plus grande réserve de poissons au monde, selon Chhith Samath, directeur du « Forum des ONG » travaillant auprès des communautés de villageois (2).

 

Or, l’impact des barrages sur les pêches est inévitable. En septembre 2008, une quarantaine de spécialistes venus du monde entier se sont réunis à Vientiane, au siège de la Commission du Mékong, pour plancher sur le sujet. Leurs conclusions, publiées quatre mois plus tard dans Catch and Culture (3), le bulletin scientifique de la Commission, sont sans appel : les technologies actuelles ne permettent pas de modérer l’impact des barrages sur les migrations de poissons, et les recherches menées dans ce sens aux Etats-Unis sur les turbines sont encore au stade « expérimental ».

 

Pas évident, pour les ONG, d’obtenir les informations nécessaires à la défense des habitants. « Les projets hydroélectriques au Cambodge se sont décidés derrière des portes fermées, sans la participation des organismes de société civile ni des communautés concernées, indique Chhith Samath. Il est difficile d’obtenir des renseignements de la part des entreprises étrangères impliquées. »

 

Pour les pêcheurs cambodgiens, l’avenir pourrait bien être entre les mains du gouvernement laotien : il lui appartient en effet de donner – ou non – le feu vert au projet de barrage de Don Sahong, situé sur la frontière entre le Laos et le Cambodge. Selon une étude indépendante menée par le Dr Ian Baird, de l’université canadienne de Victoria, ce barrage, qui générerait entre 240 et 360 MW, est situé précisément sur l’unique point de passage des poissons, les autres étant condamnés par des rapides.

 

« Les pertes en termes de pêches dans la région du Mékong, consécutives au barrage de Don Sahong, pourraient avoir un impact négatif sur l’alimentation de centaines de milliers, voire de millions de personnes dépendant de ces pêches, et donc aggraver l’état de santé d’une grande part de la population humaine, notamment dans des zones du Laos, du Cambodge et de la Thaïlande, où les standards nutritionnels sont très bas », estime le rapport.

 

« Si le gouvernement laotien autorise ce barrage, il y a fort à parier que le Cambodge autorisera un grand nombre de projets hydroélectriques sur le Mékong et ses affluents, parce que ses pêches seront de toute façon condamnées », avance une spécialiste ayant travaillé plusieurs années dans le domaine des barrages au Cambodge. Le manque à gagner total, pour les pêcheurs cambodgiens, pourrait s’élever à 3,2 milliards de dollars par an. Les conséquences sanitaires, elles, seraient dramatiques : la plupart des Cambodgiens ne consomment de calcium qu’à travers le poisson, et les plus pauvres d’entre eux pourraient également venir à manquer de protéines.

 

“Près de 3000 hectares de forêts, dont certaines de bambous, seraient inondés. certaines espèces d’animaux sauvages pourraient disparaître.”

 

A Koh Kong, l’écotourisme menacé

 

Janet Newman, elle aussi, redoute de voir son gagne-pain englouti par ces projets. Mais c’est surtout pour l’écologie de la région de Koh Kong qu’elle s’inquiète. Cette région du sud du Cambodge, située à proximité de la province thaïlandaise de Trat, est une zone de rêve pour les constructeurs de barrages : cours d’eau en abondance, population réduite…

 

La jeune Britannique, qui a ouvert il y a deux ans et demi une guesthouse, a appris quelques mois après avoir acquis son terrain qu’un projet de barrage de 246 MW était en cours en amont de la rivière Tatay. « Aujourd’hui, je suis inquiète, parce que personne ne peut prévoir l’impact cumulatif de tous les projets de barrages dans la région », indique Janet Newman.

 

Les études d’impact ont été, selon elle, expéditives. L’institut privé qui s’en est chargé, Key Consultant of Cambodia (KKC), bien que rémunéré par l’entreprise « Chinese National Heavy Machiney Cooperation » à l’origine du projet, prévoit un impact environnemental très important : « Près de 3000 hectares de forêts, dont certaines de bambous, seraient inondés. Certaines espèces d’animaux sauvages pourraient disparaître. », est-il indiqué.

 

« Il y aura 4 000 ouvriers chinois ici, renchérit Janet Newman. S’ils jettent leurs eaux usées et autres déchets dans la rivière, tout le monde en aval aura du poisson mort. Il est aussi impératif de veiller à prévenir la déforestation : il y a des bois précieux dans la région, et les entreprises peuvent être tentées de déboiser en dehors de la zone inondable pour faire du bénéfice. Tout doit être fait pour que ce qui s’est passé sur la rivière Sesan ne se reproduise pas ici. » La patronne du Rainbow Lodge, qui s’attend à ce que le projet de barrage voie le jour, espère que des mesures seront prises pour atténuer les effets : éviter la construction de lignes à haute tension en pleine forêt, par exemple.

 

De fait, les grandes infrastructures d’acheminement du courant n’ont pas encore été construites au Cambodge. Carl Middleton, d’International Rivers, espère que cela pèsera en défaveur du « tout hydraulique ». « D’autres sources d’énergie peuvent être mise en place au Cambodge, comme le gaz naturel », estime-t-il. Le pays a également un important potentiel en matière d’énergie solaire, mais les politiques fiscales en œuvre n’incitent guère ce type d’investissement. D’autres hypothèses, moins probables, ont été avancées il y a un an pour garantir l’avenir énergétique du pays : en septembre 2008, le gouvernement cambodgien annonçait qu’en coopération avec l’Asean, il pourrait se doter d’une centrale nucléaire à l’horizon 2020.

 

(1) Janvier 2008, « Cambodia’s hydropower development et China’s involvment ».
(2) 1er septembre 2009, « Where’s the Catch ? », Economics Today, p.8.
(3) Décembre 2008, vol. 14, n°3, p.9., Patrick Dugan, « Maintream dams as barriers to fish migration : international learning and implications for the Mekong ».
(4) 29 septembre 2008, « Cambodia sets sights on nuclear power », The Phnom Penh Post.

 

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