Le Vietnam fait partie de notre histoire. Terre de conquêtes aux prétentions civilisatrices, il a nourri nos imaginaires. Guerres et souffrances, privations et exils, le Vietnam a tout connu et tout vaincu. Aujourd’hui le dragon s’ouvre au monde. Il lui reste encore à vaincre des ennemis de l’intérieur : la pauvreté et le respect des libertés.
Un farang « bien tranquille », en rupture de Thaïlande, nous donne à voir le Vietnam d’aujourd’hui à travers une série de chroniques. Candide à l’esprit critique, il ne croit pas toujours ce qu’on lui montre, ni ce qu’on lui dit. Il veut comprendre comment un peuple s’unit à sa terre et en façonne le destin par son expérience quotidienne en dehors de toute volonté politique.
Il était une fois, en Thaïlande, un «Mr Farang» bien tranquille, aux mœurs douces et à l’esprit simple. Une sorte de paisible Hobbit bon vivant, confortablement installé dans sa cabane au milieu des rizières.
Aujourd’hui, chez Mr Farang, les nouvelles sont mauvaises et tombent dru comme pluies de mousson: son propriétaire veut le jeter dehors, sa copine thaïe est partie avec son argent, il pleut, les militaires sont toujours à Bangkok, l’ordinateur a un virus, la voiture est en panne, le jardinier malade et le chat disparu.
Le Vietnam est dans sa tête depuis longtemps, il a nourri son imaginaire d’adolescent aux temps des «colonies» et ses colères militantes aux temps des guerres américaines. Aujourd’hui, le Vietnam s’ouvre au monde. Bon prétexte pour aller voir si l’herbe y est plus verte et les sourires plus sincères.
Et le voilà tout gaillard sur un vol Vietnam Airlines en route vers Saïgon. Il apprend par Le Courrier du Vietnam que l’équipe nationale vient de battre la Thaïlande au football. Bon signe pour son premier voyage. Mais qui n’a pas été battu par le Vietnam? Ils y sont tous passé: la Chine, le Japon, les Américains…
Quant à l’«Equipe de France», ce ne fut pas plus glorieux. Le dernier match au stade de Diên Biên Phu en 1954 a duré 56 jours. Score: 3000 morts, 4000 blessés, 10.000 prisonniers. Et la France foutue dehors pour toujours après 70 ans d’occupation. A son arrivée, il apprend que Saïgon n’est plus Saïgon… Quand l’armée du Nord conquit le Sud après le départ des Américains, le gouvernement du Vietnam réunifié impose le nom de Hô Chi Minh City à la capitale du Sud. Les Saïgonnais, toujours frondeurs et communistes du bout des lèvres, l’ont vite rebaptisée “HCMC”.
Une astucieuse, rapide et insolente manière d’oublier l’Oncle Hô. Trouver un hôtel est bien simple à Saïgon. Il y en a partout et de toutes sortes. Mr Farang aime les petits hôtels de famille. On lui a conseillé Madame Cuq dans le quartier «Routard». Il va voir Madame Cuq. Elle est en train de manger avec sa famille et son personnel dans la réception de son “Mini-Hôtel”. En fait, c’est leur salle de séjour. La famille y mange, regarde la télé, discute. Le soir venu il devient dortoir du personnel et garage pour motos. Le client n’a rien à y faire sinon y passer. La chambre à 10 dollars est sale, petite et sent mauvais. La télé est en panne, pas le néon, hélas, qui donne au réduit une ambiance de film d’horreur. Mr Farang maudit son informateur, jette ses affaires et part à pied faire le tour de la ville… enfin du quartier… enfin du bout de la rue. Dès sa sortie, il est saisi par le bruit, les odeurs et surtout la chaleur humide qui lui colle les vêtements à la peau et ne donne pas envie de se promener.
La meilleure façon de marcher
Traverser la rue lui paraît impossible, un flot incessant de motos lui passent sous le nez. Le voilà bien indécis et hésitant au bord du trottoir. S’il attend que la circulation se ralentisse ou s’arrête pour traverser, il ne traversera jamais. Car ici la circulation ne ralentit ou ne s’arrête JAMAIS.
Il sent une petite main qui lui prend doucement le bras, c’est un vieux monsieur vietnamien au sourire malicieux. «Follow me, go slow, never stop», lui dit-il. Il se laisse guider et ils traversent l’avenue, bras dessus bras dessous, à petits pas. Etonnement, personne ne les insulte ou ne les invective. Les motos passent à droite, à gauche. Il suffit seulement d’être régulier dans sa marche pour leur permettre d’anticiper et de programmer leur trajectoire. Arrivés sains et saufs sur l’autre rive, le petit monsieur rieur s’éloigne sans attendre quelque merci.
L’expérience fascine Mr Farang. Il contemple l’avenue avec son flot incessant de motos, tel un fleuve infranchissable. Et il se lance le défi de le faire tout seul. Il descend le trottoir, pose un pied sur l’avenue, puis un autre et puis encore un autre. Les engins passent à gauche, passent à droite, toujours sans insultes. Il arrive de l’autre coté sans dommages et soudain une exaltation s’empare de lui. Il se remet à traverser puis à retraverser et encore une fois… et à chaque fois ça fonctionne! Il s’enhardit et s’arrête au milieu de l’avenue. Les motos s’écartent avec la lenteur et la fluidité d’une rivière face à un rocher au milieu de son lit. Il est Moïse arrêtant la Mer Rouge pour laisser passer son peuple. A partir de cet instant, tout lui devint possible.
Mais trop d’excitation donne faim et l’estomac a toujours le dernier mot. Il entend une voix de femme qui crie: «Feu Beu… Feu Ga… Feu… Feu…» Il s’approche d’une grande marmite fumante et l’odeur lui rappelle quelque chose. Proust avait sa madeleine, Mr Farang, par une rapide régression olfactive, trouva… sa grand-mère.
«Mais oui, Bon Dieu, mais c’est bien sûr! C’est son pot-au-feu!» Si l’excitation donne faim, l’émotion fait s’asseoir. Il se retrouve sur un petit tabouret, les fesses au raz du bitume et les genoux sous le menton, devant un grand bol rempli de nouilles blanches, de morceaux de bœuf, d’herbes, d’oignon et de bien d’autres ingrédients divers et variés non identifiables.
Il regarde les Vietnamiens le nez enfoui dans le bol avalant le tout rapido presto avec des lapements sonores. Mr Farang va s’y essayer. Il faut se débrouiller avec seulement une paire de baguettes et une petite cuillère à soupe. La nouille est longue et visqueuse avec une idée fixe: revenir dans le bol. Il faut la bloquer prestement dans la cuillère avec les baguettes, raccourcir la distance entre la bouche et la nouille, plonger en apnée le nez dans le bouillon et enfourner le tout avant qu’il ne retombe.
Trois minutes et 10.000 dôngs (0,45 euro) plus tard, il se retrouve dans la rue, la peau du ventre bien tendue. Rencontrer dans la même soirée un ange, sa grand-mère et Moïse c’est beaucoup. Il va bien rêver cette nuit.
Le lendemain matin, il fait toujours aussi moite dans les rues de Saïgon. La transpiration suinte de tous les pores, la chemise est mouillée en quelques minutes et très vite on ressemble à une éponge à deux pattes. Il fait le tour du quartier des routards et s’aperçoit que ce n’est qu’une réserve d’Indiens de trois rues et de quelques ruelles, peuplée de bars à filles sans filles (apparentes), d’hôtels étroits serrés les uns contre les autres, de bazars hétéroclites, d’agences de voyage et de voyageurs «budget» qui ne sortent jamais du périmètre en surveillant leurs gîtes tel le navigateur solitaire sa balise Argos. Il y a aussi le lot habituel de «petits blancs» qui n’en bougent plus et parlent de voyages qu’ils ne feront pas.
Un vélo magique
Mr Farang vient de tomber amoureux…. d’un vélo dans un bar. C’est un antique vélocipède rouillé et cabossé de fabrication locale qui a du faire Diên Biên Phu. L’outil idéal pour sa nouvelle expérience: rouler dans les rues de Saïgon! L’affaire est conclue pour 10 dollars, bière comprise.
Mais faire du vélo à Saïgon ce n’est pas y marcher, ni même en traverser les avenues. D’abord il faut plonger dans le fleuve et ce n’est pas si simple. Comment font les Vietnamiens? Ils déboulent sans regarder. C’est à l’autre de faire attention. Mr Farang se lance, il attend le choc ou l’injure. Rien, tout va bien, il trouve sa place et le courant l’emporte. Tout le monde roule doucement, chacun trace sa route. L’autre est juste un problème provisoire à résoudre immédiatement au mieux de ses intérêts. L’essentiel est de continuer sa route sans dommages et sans revendiquer un droit ou une priorité qui n’existent même pas.
Traverser un carrefour est une expérience fascinante. En face, derrière, à gauche, à droite des centaines de motos, de vélos et même de voitures. Les deux, les trois, les quatre flots vont l’un vers l’autre, ceux qui tournent à gauche se dépêchent pour passer devant ceux qui arrivent en face mais se retrouvent nez à nez avec ceux qui, à leur gauche, veulent aller en face ou, pire, tourner à droite (vous suivez?). Tous s’emmêlent, se croisent et se démêlent sans se parler ni même se regarder. Pas de règles. Chacun décide. Tout le pouvoir au peuple.
Il sortira vainqueur de l’épreuve du rond point dite le «manège farfadingue» et il transformera celle de la grande avenue en une expérience métaphysico-théologo-cosmolonigologie(1). En roue libre et pédale douce, il se laisse engloutir dans le grand flux. Il a soudain la certitude que l’avenue et tous ceux qui roulent dessus avec lui ne font qu’un. Comme un fleuve qui s’étend à l’univers entier. Il ne sait plus qui il est et il s’en moque. Il n’en dira pas plus mais on pourrait penser que c’est ainsi que le Vietnam a gagné ses guerres.
Vade retro
Mr Farang doit reprendre ses esprits et éponger sa transpiration. Il s’arrête dans un petit jardin qu’il croit public et s’assied sur un banc.
Il ne l’a pas vu ni entendu arriver. Il s’est glissé près de lui, jovial, jeune et fringant. Il porte costume et cravate, ce qui par ces temps de chaleurs intenses est bizarre, suspect même. «Mon nom est Adam Adamson. C’est très aimable à vous, mon frère, de venir nous rendre visite.»
Mon frère?… Je suis sur mon vélo depuis des heures et je ne sais plus où je suis. — Le Seigneur est mon berger, sa parole est la lampe de ma route. «Certes, certes», lui répond Mr Farang en remontant vivement sur son vélo. «Nous avons un groupe de prière tous les mercredis soir!», lui lance le dénommé Adam pendant qu’il s’éloigne.
Avec soulagement, Mr Farang se glisse dans le flot de mécréants à moto et se met à rire à gorge déployée. La bible et le goupillon au pays de la faucille et du marteau! Décidément, tout est possible au Vietnam.