Daniel Lainé, grand photographe français, sous la menace de poursuites judiciaires s’apparentant à un racket de la police cambodgienne, a dû fuir le Cambodge et pénétrer en Thaïlande clandestinement. Il a raconté à Gavroche son aventure pleine d’adrénaline…
Attablé dans le hall d’un petit hôtel de Sukhumvit, Daniel Lainé a encore le regard un peu halluciné qui suit le réveil après un cauchemar. Ses premiers mots sont pour rendre hommage au personnel de l’ambassade de France à Bangkok, qui en un temps record viennent de s’arranger avec les autorités thaïlandaises pour qu’il puisse s’envoler sans problème vers la France le soir même. Le grand photographe français, ancien de Gamma et d’Actuel, a laissé son passeport entre les mains de la police cambodgienne et franchi la frontière thaïlandaise clandestinement pour échapper à une sordide affaire de racket.
Pour son « Enquête sur les dérives du tourisme sexuel», tournée au Cambodge en 2003, Daniel Lainé avait filmé un autre Français, Patrick Mercier, qui avait signé un accord de diffusion. Malgré un visage flouté et une voix modifiée, ce dernier a été reconnu par sa famille lors de la diffusion du reportage dans l’émission “Le droit de savoir” sur TF1.
A l’occasion d’un retour de Lainé au Cambodge fin 2003, Patrick Mercier a porté plainte contre le journaliste et TF1 pour “diffusion de fausses informations” et “reportage interdit par les autorités”. Sous la contrainte policière, le photographe a dû s’engager à verser 97.500 euros dès son retour en France. Cette somme, selon lui, devait être répartie, de façon informelle, entre le Français et les autorités cambodgiennes.
A son retour en France, Daniel Lainé avait porté plainte auprès des tribunaux de Créteil et de Phnom Penh pour extorsion de fonds. Revenu au Cambodge début septembre, le journaliste a été à nouveau interpellé par la police locale, sous la fausse accusation de détention de faux passeport, prétexte à une demande de paiement des 125.000 dollars! Les autorités françaises ont authentifié le passeport, mais la police l’a conservé et a maintenu l’interdiction de quitter le territoire. C’est là où commence la folle cavale de Daniel Lainé. Récit brut de décoffrage.
Avant la fuite
«J’avais décidé de jouer la carte de la justice cambodgienne, en me rendant deux fois aux convocations du juge. Mais je me rendais vite compte que cela ne menait nulle part. Mercier avait retourné les flics contre moi en racontant que j’étais la troisième fortune de France et que je pouvais largement me permettre de payer. N’importe quoi! J’étais en pleine affaire de racket, mais pas seulement une histoire entre deux Français, car c’était aussi le journaliste Lainé qui était visé. C’est pour ça que tant de gens en France se sont mobilisés pour m’aider. C’est grave; c’est une affaire de liberté de la presse, une dérive dangereuse car n’importe qui peut aujourd’hui décider d’avoir été diffamé dans un reportage et trouver quelques fonctionnaires corrompus pour organiser un racket. Je me suis dit: ça commence à sentir mauvais, les menaces de prison, de procès au pénal… J’aurais pu me réfugier à l’ambassade, mais j’ai finalement décidé de fuir le pays.»
L’échappée belle
«Je vivais tout seul, caché dans une famille cambodgienne. Un ami m’a mis en contact avec des passeurs et j’ai organisé mon départ. J’ai pris un taxi de nuit, vers 21 heures, qui m’a amené à 3 heures du matin à Poipet [la ville-frontière au Nord-Est du pays]. Je me suis planqué dans une guest-house. Mais ce n’est que le lendemain soir que nous avons tenté de passer. Malheureusement, après une longue marche le long de la frontière, leur téléphone mobile a sonné et nous avons dû rebrousser chemin pour une raison qui m’est inconnue. Le lendemain, quand nous sommes repartis, il était 18 heures et il faisait encore jour. J’avais laissé mes deux gros sacs contenant mon matériel vidéo et informatique derrière moi, ils devaient passer la frontière dans une voiture. Nous avons marché longtemps, le long d’un mur, que nous avons passé par une brèche, avant de traverser une rivière de trois mètres de large, de l’eau jusqu’au cou. Puis nous avons grimpé un talus, traversé en courant une route et marché dans la boue des rizières pendant une heure au moins.
Il faisait nuit noire, au loin on apercevait les lumières de la ville-frontière thaïlandaise [Aranyaprathet]. A l’approche d’une maison, les passeurs sont allés parlementer avec ses habitants, moi caché dans la rizière. Mais au bout d’un instant, ils sont ressortis en courant et en hurlant ; derrière eux des chiens aboyaient, des lampes torches fouillaient la nuit. Nous avons filé à perdre haleine à travers les rizières. Je ne comprenais rien, d’autant que nous étions sensés retrouver une voiture de ce côté-ci de la frontière. Deux heures plus tard, nous avions enfin contourné la ville. La dernière épreuve fut la traversée, avec de l’eau jusqu’à la poitrine, d’un lac absolument puant, qui nous séparait d’une route très passante. Au bout du lac, nous avons trouvé une échelle qui nous a menés dans une cahute, où j’ai pu enfin dormir un peu.
A 6h30 du matin, une moto est venue et m’a emmenée dans une maison assez confortable, où j’ai pu boire un café et faire sécher mes vêtements. A dix heures du matin, une voiture a déposé mes deux gros bagages, caméra et matériel intacts. Puis, vers midi, on m’a fait embarquer dans un camion bâché en compagnie d’une quinzaine de jeunes filles, qui furent déposées tout au long du chemin. Sept heures plus tard, à 22 heures le vendredi, j’étais le dernier passager et le camion entrait dans Bangkok. J’ai appelé l’ambassade de France et ils ont pris soin de moi.»