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CAMBODGE Être artiste à Phnom Penh

Journaliste : Marina Skalova
La source : Gavroche
Date de publication : 12/12/2012
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Depuis quelques années, on assiste à l’essor d’une nouvelle génération d’artistes dans la capitale cambodgienne. À l’heure où les procès des dirigeants khmers rouges ravivent les cicatrices laissées béantes par le passé, ils veulent briser les carcans dont leur pays demeure prisonnier et ouvrir les portes d’un Cambodge longtemps enclavé.

 

Un jardin verdoyant, une grande maison en bord de lac, au milieu de nulle part, dans la banlieue de Phnom Penh. Les chauffeurs de tuk-tuks se perdent pour venir ici. « À quoi ça sert ça ? », demandent-ils incrédules, en montrant du doigt les oeuvres qui parsèment l’atelier de Sopheap Pitch. Après avoir grandi et étudié aux Etats-Unis, l’artiste est revenu s’installer au Cambodge, le pays de ses origines. « Back to the roots », dit-il avec le sourire. « En tant qu’artiste, tu dois savoir trouver d’où tu viens. J’avais besoin de revenir ici pour créer, pour pouvoir trouver mon langage ». Signe de son attachement, il utilise uniquement des matériaux de son pays. Du bambou, surtout, avec lequel il enfante de grandes sculptures intrigantes, aux formes dynamiques et aériennes. Certaines sont irriguées par les déchirements de l’Histoire, d’autres laissent résonner la complexité du Cambodge contemporain.

 

Sa collaboratrice pendant de longues années, Linda Saphan, peintre, photographe et plasticienne, quant à elle, juxtapose des portraits de victimes du S21 avec des motifs traditionnels cambodgiens. Ou encore, elle vient chanter la « mémoire des déracinées », celle des femmes comme elles, issues de la diaspora et dispersées aux quatre coins du monde. Aujourd’hui, de retour au Cambodge après avoir longtemps vécu en France et aux Etats-Unis, elle témoigne d´une expérience similaire: « Je pense que sans le Cambodge, sans un retour dans mon pays, je n’aurais jamais été une artiste. Mon pays m’inspire profondément, alors qu’aux Etats-Unis rien ne me stimule à créer.»

 

En 2005, les deux artistes décident d’organiser une exposition à Phnom Penh, au Visual Art Open, une plateforme d’expression pour les artistes cambodgiens. Elle impulse le souffle nécessaire à une scène artistique encore balbutiante. Des oeuvres de grandes pointures de l’art national comme Chim Sothy à celles du jeune photographe, Vandy Rattana, entrent en résonance. Selon Nikolaus Mesterharm, qui tient aujourd’hui le centre culturel Méta-House, un lieu artistique germano-cambodgien, c’est avec cette plateforme que tout a vraiment commencé : «C’était la première expo organisée par des Cambodgiens, pour des Cambodgiens. Linda et Sopheap ont joué un rôle phare en stimulant le mouvement artistique. Avant cet événement, il n’y avait pas vraiment d’art contemporain à Phnom Penh mais plutôt des formes d’art traditionnelles et beaucoup de peintures décoratives, des tableaux d’Angkor, destinés aux touristes. »

 

Dans la foulée de Visual Art Open, Sopheap Pitch et Dana Langlois, la fondatrice de Java Art, la première galerie qui a exposé de l´art cambodgien, créent Sala Art Space, un espace culturel où ils organisent un atelier pour les jeunes artistes. « Ils débordaient d’idées, nous avons surtout voulu leur transmettre un langage, afin qu’ils puissent faire entendre leur voix », se souvient Dana Langlois.

 

Une scène jeune et dynamique

 

Un véritable réseau a émergé depuis, organisé autour de plusieurs lieux clés. En prenant le risque d’ouvrir la galerie Java Arts à Phnom Penh dès 2000, la canadienne Dana Langlois a joué un rôle précurseur. « A l’époque, il n’y avait quasiment rien pour les arts visuels. Pendant des années, la galerie a fonctionné à perte. Cela fait seulement très peu de temps que nous arrivons à vendre les oeuvres de nos artistes », témoigne-telle. Pourtant, à voir la galerie aujourd’hui, c’est une affaire qui roule. Photographie, installations, sculpture, performances, les expositions se succèdent à un rythme effréné. Les artistes les plus prolifiques vendent leurs oeuvres dans le monde entier, des Etats-Unis à Singapour.

 

Quelques rues plus loin, près du Palais Royal, le Méta-House, geré en collaboration avec le Goethe Institut allemand, joue également un rôle important. « Pour nous, la culture est un marqueur de développement. Nous mettons l’accent sur les projets qui mettent en perspective les réalités sociales du pays », expose Nikolaus Mesterharm, son fondateur. Son pendant francophone est l’Institut français de Phnom Penh, qui a pour particularité de mettre à l’honneur tous les domaines de la création contemporaine cambodgienne : les arts visuels, bien sûr, mais aussi la musique, le théâtre et la danse.

 

En parallèle, les artistes commencent à s’organiser. Vandy Rattana, Lyno Vuth, Vollak Kong et d’autres créent, en 2006, leur premier collectif indépendant, Stiev Selapak, ou en français : les rebelles de l’art. S’insurger, pour eux, c’est d’abord « produire une énergie, montrer qu’il y a une jeune génération dynamique d’artistes, qui monte ». Le groupe ouvre son propre espace d’exposition, Sasa Art Gallery, qui a fusionné récemment, en 2011, avec Bassa Projects, le groupe d’Erin Gleeson, une historienne de l’art américaine et commissaire d’exposition. Au coeur de Phnom Penh, ils inaugurent ensemble la galerie Sassa Bassac. La scène artistique est en pleine effervescence. Autrefois capitale des arts, rayonnant sur toute l’Asie du Sud-Est, la capitale du Cambodge retrouve un brin de sa splendeur passée. « Il y a une vraie spontanéité ici, qui libère une puissance créatrice rare. Le monde de l’art cambodgien n’a commencé qu’il y a quelques années. Il n’est pas encore institutionnalisé, c’est pour ça qu’il y a encore des choses qui peuvent advenir. C’est vraiment le bon moment pour être à Phnom Penh, tout est ouvert…», se réjouit Sopheap Pitch.

 

Une contre-culture?

 

Erin Gleeson est la première historienne de l’art qui s’est spécialisée dans l’art contemporain cambodgien. Dans une interview donnée au quotidien New York Times en 2009, elle explique que « l’art cambodgien doit dépasser les 2 T: les temples et le traumatisme. » Au Cambodge, l’histoire dramatique semble toujours sous-jacente. En 2008, le Méta-House propose une grande exposition dédiée à la mémoire du génocide, intitulée Cambodian artists speak out, the art of survival. Un projet gigantesque, qui dure toute l’année, avec plus de 30 artistes exposés. Pour crever l’abcès, mettre des mots, des images sur l’inexprimable. Des artistes de l’ancienne génération, qui ont survécu aux années de terreur, se mêlent à quelques autres, plus jeunes, comme Vandy Rattana, dont les photographies souhaitent « interpeller la société » sur le silence qui pèse sur le génocide. Il est l’un des seuls de son âge à éprouver le besoin de parler de l’Histoire. « Ce qui se passe aujourd’hui au Cambodge, à tous les niveaux, est lié à son passé tragique. Mais, ce n’est pas aussi simple que ce que l’on croit. Ce sont surtout les Occidentaux qui attendent des artistes qu’ils parlent du traumatisme, ou des temples, comme s’il n’y avait que ça au Cambodge…», critique Linda Saphan.

 

La plupart des jeunes artistes, eux, semblent être passés à autre chose. « Ce n’est pas qu’ils se censurent, c’est plutôt qu’ils veulent s’intéresser aux problèmes d’aujourd’hui, faire partie du monde contemporain », dépeint Dana Langlois. Ce qui nous mène directement au deuxième T : les temples. Car, faire de l’art contemporain au Cambodge, c’est d’abord réussir à échapper au poids d’une culture séculaire, sortir de son image figée, verrouillée autour de l’image d’Épinal d’Angkor. « Traditionnellement, au Cambodge, l’art devait être beau. Prendre en photo un artiste de rue, par exemple, c’était incompréhensible, il ne fallait pas montrer ça. Nous avons voulu transmettre aux artistes la possibilité de développer une pensée critique, leur montrer qu’ils pouvaient initier une réflexion sur la société grâce à l’art », dépeint Niko Mesterharm. Dans un pays où les émotions ont tendance à être taboues, où la critique est considérée comme impolie, il s’agit d’abord d’apprendre à prendre la parole. Ici, le fait même de créer constitue une rupture, un acte de transgression. « C’est parce qu’ici, la culture est nécessairement une contre-culture, qu’elle a ce coté authentique, viscéral », dit Sopheap Pitch. Cette émancipation est nécessaire. Mais elle peut aussi être à double tranchant si elle pousse les artistes à renier leur propre culture.

 

Cambodgien ou occidental?

 

Aux vernissages, l’on voit peu de Cambodgiens, ou alors ils sont eux-mêmes des artistes, des curateurs, bref, des membres du même petit monde… Ceux qui apprécient les oeuvres exposées dans les galeries sont souvent des expatriés, d’ores et déjà coutumiers des codes de l’art contemporain. D’ailleurs, la présence des Occidentaux – galeristes, commissaires d’exposition, professeurs, et autres – pousse à s’interroger sur leur rôle dans cette activité artistique.

 

Peuton vraiment parler d’une mouvance cambodgienne ? Ou s’agit-il d’un mouvement initié de l’extérieur, dont le langage, même, est emprunté à l’étranger ? La question est complexe et les réponses apportées multiples. « Nous leur proposons une forme collaborative de support. Ils viennent nous voir avec leurs idées, puis nous les aidons à créer des ponts, nous faisons leur promotion, nous les soutenons », explique Dana Langlois. A l’interface des deux univers, les Occidentaux impliqués se voient surtout comme des médiateurs. « Ils nous aident, mais ils nous encouragent aussi à trouver notre propre voie », estime Vollak Kong, l’un des artistes de Stiev Selapak. Trouver leur chemin, c’est apprendre à jongler entre les contraires, à trouver leur place dans un monde globalisé, sans trahir leurs origines. En suspension entre les mondes, ces artistes s’apparentent à des funambules. Eclairés seulement par quelques faibles scintillements de lumière, ils doivent apprendre à se repérer dans l’obscurité. Un vrai travail d’équilibriste. Mais aussi, un défi d’artiste.

 

MARINA SKALOVA

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