L’élection du 7 novembre en Birmanie, et le maintien du pays sous la férule de l’armée, sont suivis de près à Pékin et New Delhi. Au moment où la Chine et l’Inde s’accusent mutuellement d’attiser les tensions régionales.
Le « Grand Jeu » n’est plus une expression réservée au Caucase et à l’Asie centrale. Traditionnellement, ces mots désignent l’affrontement, dans ces régions, entre la Russie et les puissances occidentales (emmenées par le Royaume Uni) au début du 20ème siècle. Il s’agissait alors, à Londres comme à Paris, de contenir les visées expansionnistes de Moscou sur ces territoires. Plus récemment, ce même terme a refait surface pour désigner l’affrontement Russie-Occident (toujours !) pour les ressources pétrolières et gazières de la mer Caspienne, et les routes d’exportation de ces dernières via le Pakistan et l’Afghanistan. Mais il est un autre « Grand jeu », asiatique celui-là : entre l’Inde et la Chine. Avec l’Asie du Sud-est pour théâtre. Et le Myanmar (l’ex Birmanie) comme point de contact.
Ce « Grand jeu » entre Pékin et New Delhi a des buts avoués. Pour la Chine, la Birmanie offre un accès à l’Océan Indien, soit aux grandes routes énergétiques du Golfe persique. « La Chine veut prendre pied en Asie du sud. Les Chinois sont de plus en plus confiants en eux-mêmes », assénait récemment, non sans inquiétude, le Premier ministre Indien Manmohan Singh, cité par Le Monde. L’étau est, il est vrai, presque parfait : frontalière de la Birmanie au nord ; forte de relais au cœur du système birman grâce à son soutien militaire et politique actif à la junte ; impliquée indirectement dans les trafics de drogue au Triangle d’Or via les minorités ethniques d’origine chinoise qui le contrôle, puis les triades qui écoulent l’héroïne sur le marché international, la Chine « tient » la Birmanie réelle et souterraine.
Cela lui permet, aussi, de conserver en Asie du Sud-est un abcès de fixation utile : « Les Chinois cajolent le régime birman un peu comme la Corée du nord, analyse un diplomate européen. Officiellement, ils regrettent les dérives des généraux et promettent à l’ONU de faire pression sur ces derniers. Officieusement, ils s’en servent au mieux de leurs intérêts. » Une équation assurée de devenir plus rentable encore pour Pékin si la Birmanie post-élections poursuit ses ambitions nucléaires… Rien de tel, alors, qu’une surenchère birmane pour tenir la dragée haute à l’Occident, et permettre aux Chinois de jouer les grands conciliateurs avec l’homme fort de Naypyidaw, le généralissime Than Shwe (dont la démission de l’armée n’a trompé personne), accueilli en grande pompe le 8 septembre à Pékin. Le premier ministre Wen Jiabao s’était, pour sa part, rendu en Birmanie le 16 juin, signant au passage de nouveaux contrats d’exploitation dans les ressources naturelles et confirmant la poursuite des livraisons d’armes au régime.
L’Inde, de son côté, n’a pas besoin d’accès sur l’Océan Indien.
Le plus grand pays démocratique d’Asie ne nourrit, par ailleurs, aucune sympathie pour les généraux birmans et leurs magouilles militaro-mafieuses avec les minorités ethniques. Mais le « Grand jeu » sino-indien a ses lois : laisser la Chine s’installer sur son flanc oriental n’est pas acceptable pour New Delhi, déjà confronté à l’épine de l’Arunachal Pradesh, cette région située au nord du Bangladesh qui fut l’un des enjeux de la guerre de 1962, perdue par les Indiens. L’accueil très favorable réservé à Than Shwe en Inde, le 25 juillet, était donc à l’image de cette realpolitik : forte, décomplexée et… pragmatique. L’Inde n’hésite plus à s’afficher avec le diable, pourvu qu’il lui rapporte.
Or la Birmanie est une clef.
Militairement, la marine Indienne ne peut pas accepter que les navires chinois prennent peu à peu possession des ports birmans, situés beaucoup trop près de ses côtes. Le déploiement de vaisseaux chinois dans le cadre de l’opération anti-piraterie européenne dans le Golfe d’Aden l’inquiète déjà suffisamment. La Birmanie est aussi, comme membre de l’Asean, cette porte ouverte vers l’Asie du Sud-est prospère dont New Delhi veut se rapprocher. La proximité des systèmes administratifs et juridiques, hérités de la colonisation britannique, et la présence d’une forte diaspora indienne à travers le pays sont de forts points d’ancrage. Sans parler de l’intérêt pour les immenses rizières birmanes peu exploitées, les forêts, les mines de pierres chères à l’industrie joaillière de Mumbai… L’Inde émergente a besoin de faire tourner ses centrales, ses moteurs, sa consommation.
Le gouvernement Indien, par ailleurs, estime que son soutien inconditionnel à Aung San Suu Kyi et au mouvement démocratique n’a pas donné le résultat escompté. L’égérie de l’opposition birmane, ne peut plus être un recours, juge-t-on à New Delhi. Difficile dès lors d’espérer, à l’issue du scrutin de Novembre, autre chose que des commentaires prudents des deux géants asiatiques. Bien moins isolée qu’il n’y parait quand il s’agit de négocier de sa survie politique, l’armée birmane offre à l’Inde comme à la Chine suffisamment de garanties pour que ces dernières se félicitent, sans l’avouer, de son maintien à la tête du pays.
Richard Werly, Correspondant pour les affaires européennes du Temps, ancien correspondant à Bangkok et Tokyo