Située à une cinquantaine de kilomètres des temples d’Angkor, la chaîne des Kulen qui culmine à 500 mètres de hauteur est, pour les Cambodgiens, un lieu mythique et sacré. Dans ce parc naturel, au cœur d’une forêt vierge, une poignée de villages s’égaillent le long d’une rivière d’eau vive. Le lieu rêvé pour un trek à VTT !
Les six amis, cinq Français et un Cambodgien, se sont donné rendez-vous à l’aube au bar le Laundry situé en centre-ville, haut lieu de rassemblement des cyclistes siemreapois. Après avoir traversé une ville encore endormie, direction le parc d’Angkor. Le soleil se lève lentement entre les temples et au-delà des rizières gorgées d’eau en cette saison des semis. Après une dizaine de kilomètres, le bitume laisse place aux chemins de latérite sur le bord desquels des enfants surgissant de nulle part hurlent des « Hellos » et des « Bye Bye » à en perdre la voix. La piste longe ensuite la colline du Phnom Bok ; une ancienne région militaire. En son sommet se trouve un temple millénaire qui côtoie deux canons sans recul de facture soviétique, souvenirs d’une guerre pas si lointaine. Elle bifurque enfin droit vers la chaîne des Kulen, cette longue barre sombre qui, comme un mur immense, se dresse au loin dans les brumes matinales.
Après un peu plus de deux heures à rouler à un rythme soutenu, traversant des villages de plus en plus éloignés les uns des autres, nous arrivons au pied du mont mythique, où se trouve un poste de garde, une barrière de bois et quelques échoppes.
Le plus dur reste à venir : l’enchaînement des quatre cols qui forment la montée sur le plateau avant l’arrivée au plus gros village du site, Preah Ang Thom, là où se trouvent entre autres merveilles deux chutes d’eau, un Bouddha couché sculpté dans la pierre au 16ème siècle et quelques lingas érigés dans le lit de la rivière.
Il est encore très tôt mais le soleil brûle déjà dans le ciel délavé. L’un des équipiers vérifie sa caméra embarquée tandis qu’un autre s’assure que la boîte de conserve de cassoulet au confit de canard est bien arrimée sur son porte-bagages. Puis l’ascension commence. Le chemin, tantôt cimenté, tantôt en terre, serpente dans la forêt qui devient de plus en plus dense à chaque mètre gravi. Il coupe à plusieurs reprises des énormes rochers, et se tord dans des virages en épingles derrière lesquels se dissimulent des montées encore plus ardues que les précédentes. Chacun trouve son rythme, dans cette forêt où les cris des gibbons se disputent le chant des oiseaux. Il faudra une grosse heure aux meilleurs du groupe pour rallier Preah Ang Thom, 14 kilomètres plus haut. Si la caméra a tenu, la boîte de cassoulet a par contre décroché dans la descente d’un col, mais sans s’ouvrir ; fort heureusement !
L’arrivée à la rivière se fait sous les regards étonnés des Cambodgiens occupés à pique-niquer sur les nombreux bas flancs en bois qui jalonnent les berges du cours d’eau. Tout autour, le sol est jonché de détritus apportés par la civilisation : bouteilles, sacs plastique, papiers gras, canettes et autres emballages de l’inutile. Personne ne semble se soucier de maintenir un semblant de propreté dans ce coin de nature, chacun s’acharnant au contraire à laisser derrière lui la trace de son passage. Ce qui pourrait être un endroit paradisiaque est transformé en décharge à ciel ouvert.
Il suffit de hisser les vélos sur le pont de bois suspendu pour traverser la rivière et se trouver sur la berge plus propre car moins visitée. L’eau est claire, vive et surtout vivifiante après ces 70 kilomètres. Les cyclistes s’y jettent tout habillés et profitent longuement du massage naturel que prodiguent les remous. Après un petit nettoyage du périmètre de l’aire de repos, le repas local se fait d’un poulet qui avait dû se mettre en grève de la faim dès son plus jeune âge et de plusieurs plats épicés. Quelques canettes de bière plus tard et de nouvelles ablutions, il est temps de quitter Preah Ang Thom sous le regard attristé de la propriétaire de l’unique guesthouse des lieux, qui voit s’éloigner ses dollars sur deux roues (lire encadré).
Direction 12 kilomètres plus au nord, vers Anlong Thom, un village qui sert de base à un programme de développement durable (1). La beauté de la piste qui mène à cette bourgade endormie fait oublier la fatigue. Ponts de bois, passages à guet, montées et descentes vertigineuses ; le tout au milieu d’une forêt dense qui alterne parfois avec des cultures sur brûlis. La journée est bien avancée et les nuages se teintent de pourpre ; le ciel semble passé au filtre d’un polarisant tellement son bleu devient intense, et les rayons du soleil à l’horizontale font exploser les couleurs de la nature. Aucune présence humaine tout au long du parcours, seuls le bruissement du vent dans les feuilles et les cris d’oiseaux inconnus. Etrange sensation que de pédaler dans la forêt vierge ! Puis, au détour d’un virage apparaissent enfin les premières maisons de bois sur pilotis. L’une appartient à un policier qui officie comme guide pour les rares randonneurs qui se hasardent jusqu’ici. Il accepte de la transformer, pour deux nuits, en maison d’hôtes. Son père est un homme sans âge, à la peau tannée par le soleil et sèche comme l’écorce des arbres centenaires qui peuplent la forêt alentour. C’est lui qui s’occupera de faire un sort au cochon de lait du voisin qu’il préparera pour le souper du lendemain, à la broche et au célèbre miel des Kulen, un nectar aux saveurs uniques d’essences rares.
Mais l’heure est au décrassage. La « salle de bains » naturelle se trouve un kilomètre plus loin, dans un coude de la rivière. Au milieu d’une végétation clairsemée, l’eau s’écoule sur des plaques de grès rouge. C’est ici que les habitants viennent se laver en même temps qu’ils lavent leur linge. L’endroit est fréquenté à cette heure du soir par un groupe de jeunes gens, filles en sarong et garçons en caleçon. Le soleil se couche sur la forêt, la vie semble figée dans ce village de montagne isolé, loin du tumulte de la civilisation, seulement bercé par le roulement des eaux sur les pierres lisses.
En attendant de tuer le cochon, c’est la boîte de cassoulet à qui il est fait un sort, et l’équipe s’endort enfin sur des nattes posées sous des moustiquaires tendues dans la salle principale de la maison de bois, rustique mais tellement accueillante.
Levés aux aurores, un café soluble et quelques œufs au plat cuisinés par la maîtresse de maison avalés en vitesse et direction Phum Ta Peng, à 10 kilomètres de là sur une piste difficile et sablonneuse. Au village fait de quelques maisons alignées le long de la piste, Mao, un jeune Cambodgien monté sur un antique VTT vient à notre rencontre. Il se propose de nous amener voir quelques vestiges archéologiques ainsi qu’un promontoire rocheux qui domine la vallée. Là-haut, la vue est unique sur la plaine, mais elle se mérite. Le sentier qui mène au sommet, long et technique, n’est pas de tout repos : étroit, parsemé d’ornières, de pierres et bordé d’épineux. Puis, vient un plateau de grés, dégagé, entouré de rizières sur brûlis.
A quelques kilomètres de ce plateau se trouve une intéressante formation géologique à flan de falaise, au creux de laquelle ont été sculptées quelques représentations de divinités. Difficile d’imaginer la vie de l’ermite qui, en des temps reculés, a entrepris de façonner cette pierre. Notre guide occasionnel s’entête à nous amener encore plus loin. Croyant qu’il évoque une cascade d’eau, l’équipe fonce tête baissée sur ce chemin qui n’en est pas un, s’enfonçant dans des bancs de sable aussi longs qu’éprouvants. En réalité, il s’agit d’un Bouddha couché taillé dans la roche et protégé par un auvent métallique. La sculpture, relativement récente, pourrait avoir un intérêt si elle n’avait pas été recouverte d’une mauvaise peinture.
Déçus de ne point trouver de cascade, et les gourdes étant presque vide, la remontée à Phum Ta Peng est éprouvante. Surtout pour apprendre que le village ne dispose d’aucune bouteille d’eau, pas même d’une noix de coco. En fait, les cocotiers en regorgent, mais en cette période, il n’y a pas un homme pour y monter. Le retour au camp de base d’Anlong Thom se fera donc sans eau. Personne n’avait songé à emporter des cachets de purification ! La leçon est retenue.
L’après-midi, l’équipe décide de redescendre au village de Preah Ang Thom, d’une part parce que la balade est sympathique, et surtout pour profiter d’un farniente bien mérité auprès des chutes d’eau. Dès la sortie du village, sans aucune concertation, une course s’engage. Les compteurs s’affolent en descente, les freins crissent dans les virages, les flaques de boue explosent en de superbes gerbes noires, les bancs de sable sont survolés et les pneus touchent à peine les planches des ponts. Résultat, une chute spectaculaire quoique sans gravité et un pneu déchiré. Mais surtout, un moment fort de sportivité et de nature.
Le lendemain, Lien, le guide policier d’Anlong Thom nous amène à la découverte des trésors cachés de sa région. Il est tôt, le ciel est gris, il ferait presque frais par endroits. Sans Lien, impossible de se repérer. Pourtant, à bien y regarder, les VTT en file indienne empruntent bel et bien une piste qui serpente à travers la végétation dense, mais elle se divise régulièrement ; chacune des venelles de terre s’enfonçant entre deux étroites rangées de buissons ou d’arbres. Il faut rester grouper si on ne veut pas se perdre. Quelques kilomètres plus loin, les vestiges mis à jour en partie par les archéologues qui travaillent pour la fondation en charge du projet de développement sont fabuleux, et méritent bien l’effort consacré pour s’y rendre. Dans une vaste clairière parsemée de rochers, les sculptures sont partout. Elles représentent les divinités du panthéon brahmanique. Le guide nous conduit ensuite vers la base d’un temple en latérite qui n’a que peu d’intérêt touristique, mais qui est le passage obligé pour se rendre à l’endroit la plus incroyable des Kulen, où ont été sculptés dans d’immenses blocs de grès un éléphant aussi grand que nature et quelques autres animaux gigantesques très réalistes. Ici une grenouille, ici un tigre, là un lion ! En chemin, l’équipe passe sur un large plateau rocheux non loin d’une pagode. C’est ici que Jean Jacques Annaud, en 2003, a tourné la scène finale de son film Deux Frères, dont les deux héros sont des tigres.
L’accession à la clairière où se trouvent les animaux de pierre est un cauchemar. La piste est glissante et parsemée d’obstacles, principalement des troncs d’arbres couchés. Nous passons plus de temps à pousser nos vélos qu’à pédaler. C’est épuisés et sans plus aucune ressource que nous parvenons enfin aux pieds des impressionnantes sculptures, Sphinx millénaires de la forêt des Kulen. Spectacle unique et saisissant.
La matinée est bien avancée et il reste encore un peu moins de 80 kilomètres pour rejoindre Siem Reap. Une fois les cols descendus, bien plus vite que montés, l’équipe décide d’emprunter la longue piste de latérite qui court dans la plaine le long du massif.
En cette saison des pluies, le ciel est resté clément durant les trois jours de balade, hormis quelques gouttes sur le chemin du retour. Un miracle ! A moins que ce ne soit un cadeau des dieux khmers qui furent jadis des rois et qui régnèrent du haut des Kulen sur le plus majestueux des empires d’Asie du Sud.
Frédéric Amat
(photos : Frédéric Amat
et Sylvain Pichard)
(1) www.adfkulen.org