Le Dr. Sumet Tantivejkul travaille aux côtés de Sa Majesté le Roi Bhumibol Adulyadej depuis plus de 27 ans. Après des études dans des lycées français au Vietnam et au Laos, c’est à Grenoble qu’il a poursuivi sa formation en sciences politiques, avant d’obtenir un doctorat à Montpellier.
De retour en Thaïlande en 1969, il a renoncé aux attraits d’une carrière diplomatique pour se consacrer au développement économique et social du pays, en particulier à celui des zones rurales. En 1981, il fut nommé à la tête de l’Office de Coordination des Projets Royaux (RDPB).
Officiellement retraité depuis dix ans, le Dr Sumet est désormais Secrétaire Général de la Fondation Chaipattana, patronnée par le Roi. Il travaille toujours sans relâche au développement des projets royaux et assume parallèlement d’autres responsabilités importantes, comme la présidence du Conseil de l’université Thammasat. En exclusivité pour Gavroche, il nous fait entrer dans les coulisses de son travail aux côtés de Sa Majesté.
Gavroche : Comment ont débuté vos activités au service du Roi ?
Dr. Sumet Tantivejkul: Je me souviens encore de ma première semaine à ses côtés. Alors que je venais tout juste d’être nommé à l’Office de coordination des projets royaux, Sa Majesté m’a donné un document présentant un projet de développement dans le Sud et m’a donné une semaine pour l’évaluer. Le projet n’était pas viable, c’était impossible! Mais par tradition on ne dit pas «non» au Roi. Ce n’est pas illégal, mais c’est contre la coutume. J’étais torturé: devais-je donner une réponse positive et manquer à mon devoir ou risquer de contredire le Roi? Je n’en ai pas dormi pendant plusieurs jours. Lors de l’audience, j’ai voulu remettre une lettre au Roi expliquant en détail la raison de ma réponse négative, mais il a insisté pour que je lui réponde directement «oui» ou «non». Alors j’ai rassemblé tout mon courage et je lui ai dit que le projet était mauvais. Il m’a répondu que c’est tout ce qu’il attendait, qu’il avait besoin de trouver quelqu’un qui puisse lui dire «non» lorsque cela était justifié.
C’est de cette manière que vous avez gagné sa confiance ?
Oui, c’était un test. Et depuis vingt-sept ans, c’est pareil: je peux toujours le contredire tant que ma réponse est rationnelle. Le Roi est entouré de nombreux techniciens et il apprécie que je sois formé en sciences politiques. Cela me permet d’avoir du recul sur ses projets.
Quels ont été les grands axes des projets royaux depuis 1981 ?
Il y a trois phases à prendre en compte. La première, que j’appellerais la période d’urgence, a duré une quinzaine d’années. Le Roi s’est attaché à lutter contre la pauvreté. Le royaume souffrait alors de sérieux problèmes d’insalubrité. Il fallait aussi développer le système de santé et les moyens de communication, particulièrement en zone rurale. Puis, dans une seconde période, Sa Majesté s’est attelée aux questions environnementales, en lançant notamment un programme de reforestation. Actuel-lement, la Thaïlande fait face à de nouveaux défis, parmi lesquels le défi énergétique. Trouver des alternatives face à la hausse du prix de l’essence est le nouvel axe d’intervention des projets royaux, aux côtés du traitement des eaux usées et des déchets.
Le Roi s’est-il investi personnellement dans l’ensemble de ces projets ?
Chaque année, nous passions huit mois en dehors de Bangkok pour visiter les provinces du royaume et y lancer de grands projets de développement. Hélicoptère, marche, c’était crevant! Le Roi m’a aussi très souvent réveillé à deux heures du matin pour finir de traiter un dossier. Maintenant, c’est vrai que Sa Majesté sort moins car il est affaibli physiquement. Mais cela ne l’empêche pas de continuer à me donner ses directives tous les jours! Par téléphone, par email – Sa Majesté fait grand usage des moyens de communication modernes, comme Internet – ou par l’intermédiaire de sa fille, Son Altesse Royale la Princesse Maha Chakri Sirindhorn.
Vous partagez avec Sa Majesté une grande maîtrise de la langue française. Cela a-t-il influencé vos relations ?
Bien sûr. Par exemple, quand le Roi veut converser avec moi en secret lors d’une réunion, il le fait en français!
Comment vivez-vous le fait d’être un homme de confiance du Roi depuis toutes ces années?
Le Roi est une personnalité très ouverte au dialogue et je me sens très à l’aise. J’apprends beaucoup de choses à ses côtés, c’est un grand professeur. A la base, je suis diplômé en sciences politiques et c’est lui qui a fait de moi un Docteur en agriculture. Rendre service à Sa Majesté est un grand honneur, qui me rend heureux. Il ne faut cependant pas croire que j’en tire de grands avantages matériels. Sa Majesté a toujours été claire à mon égard: pas de décoration ou de faveurs particulières! «Je n’ai rien à vous donner, m’a-t-il dit, à part le bonheur de travailler ensemble pour faire bénéficier les autres des fruits de notre travail.» Cette phrase est restée gravée dans ma mémoire.
Je me suis attaché à combattre l’opportunisme. Lorsque nous lançons de grands projets de développement, il serait facile de s’enrichir en achetant et en revendant des terres qui vont prendre de la valeur. Depuis vingt-sept ans et sous mon impulsion, tous ceux qui travaillent dans mon équipe et ont accès aux informations concernant les projets de développement ne peuvent acheter un terrain dans un rayon de vingt kilomètres autour des projets royaux. Ce n’est pas tous les jours facile! Parfois, cela me plairait bien d’acheter un joli terrain en bord de mer… Je suis humain!
Comment peut-on expliquer cet extraordinaire attachement de la population à la famille royale, dans une Thaïlande modernisée et dont la société est en pleine mutation?
La monarchie est une institution très ancienne, mais seulement en surface! Au fond, elle est très moderne, très ouverte et très démocratique. Le Roi a l’habitude de demander leur avis sur ses projets aux paysans qu’il rencontre. Sa réflexion et sa pensée sont le fruit d’un mélange entre modernité et sagesse locale. Les projets de développement du Roi sont rationnels et compatibles avec la vie réelle. Il ne s’agit pas d’imposer des projets de haute technologie qui pourraient se heurter à la vie quotidienne des paysans. Le Roi cherche toujours à utiliser la nature et s’est toujours appliqué à trouver des solutions qui s’adaptaient au mode de vie et aux croyances des populations rurales.
Avez-vous un exemple en tête ?
Après le tsunami, la fondation Chaipattana, en collaboration avec la Croix-Rouge française, a décidé de distribuer trois mille nouveaux bateaux aux pêcheurs. Le Roi, à l’époque, a recommandé de construire des coques en fibre de verre, plus pratique, plutôt qu’en bois. La forme restait la même, seul le matériau changeait. Mais les pêcheurs n’ont pas voulu de ces “bateaux en plastique”, ils donnaient des coups de pieds dedans! Ils avaient peur que ce ne soit pas assez solide et redoutaient de pêcher sur ces bateaux “sans âme” – le bois, par tradition, abrite l’esprit de l’embarcation et protège le pêcheur. Nous avons donc fait appel à la Princesse Sirindhorn pour “jouer le rôle de l’ange”. Elle a accepté de venir bénir l’ensemble des bateaux et ça a marché! Aux dernières nouvelles, huit cents de ces embarcations sont désormais utilisées! La Princesse est toujours présente à nos côtés pour suppléer le Roi.
A 70 ans, n’est-il pas temps de prendre votre retraite?
Je n’ai pas le courage de m’arrêter. Quand je ne travaille pas le week-end, je ne suis pas tranquille!
Un dernier mot sur la politique en Thaïlande aujourd’hui?
Le coup d’Etat militaire a été très critiqué à l’étranger, mais maintenant que la «démocratie est revenue», on n’entend plus personne. Pourtant, si les têtes ont changé, le fond du problème est toujours là. Le niveau d’éducation de la population thaïlandaise n’est pas suffisant pour appliquer une démocratie digne de ce nom. Les gens qui ont l’estomac vide ne refuseront jamais un billet de 500 ou 1000 bahts en échange de leur vote. Alors je comprends les réactions occidentales en faveur du retour de la démocratie, car mon éducation occidentale m’a transmis les mêmes valeurs, mais il faut avouer que la démocratie a, dans le royaume, certaines limites.
Vous voulez dire que la démocratie n’est pas le système le mieux adapté à la Thaïlande?
J’ai reçu une éducation française, donc je ne peux qu’être pour la démocratie. Malgré tout, je reste réaliste. Ici, les intérêts personnels et la corruption prennent trop souvent le dessus. Les journaux sont achetés, la police est achetée, la population n’a pas les moyens de lutter. Nous avons une jolie démocratie sur le papier, notre Consti-tution est copiée sur celles des pays occidentaux… c’est peut-être même la meilleure du monde! Mais elle n’est pas totalement applicable, à moins que la population thaïlandaise n’y soit convenablement préparée.
Pour plus d’informations sur les projets de développement de Sa Majesté le Roi Bhumibol Adulyadej: www.rdpb.org.th
Fondation Chaipattana:
Chaipattana Building, Sri Ayuttaya Road, Dusit, Bangkok 10300.
Tél: 02 282 3338 Fax: 02 282 3339
www.chaipat.or.th