Notre collaborateur François Guilbert suit de très prés la situation politique en Birmanie. Son constat est accablant. Le pays s’enfonce chaque jour un peu plus dans la guerre civile. Un texte à lire à la veille de la prochaine réunion de l’Asean, l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est.
Birmanie : toujours plus de sang : une analyse de François Guilbert
Depuis trois mois, la violence ne cesse de s’intensifier en Birmanie. Alors que les militaires se sont emparés du pouvoir il y a un peu plus de 8 mois, plus de 50 % des actions violentes se sont tenues au cours du trimestre écoulé. Les interactions brutales entre les opposants aux putschistes et ceux qui les soutiennent ont augmenté de plus de 75 % en une petite dizaine de semaines. Incontestablement, l’appel le 7 septembre 2021 à la lutte défensive du gouvernement d’unité nationale (NUG) qui tient sa légitimité des élections générales du 8 novembre 2020, s’est traduit sur le terrain par un net regain des affrontements sanglants.
200 à 300 groupes d’autodéfense
Les 200 à 300 groupes d’autodéfense (PDF) qui sont apparus depuis avril-mai ont montré rapidement des capacités d’action durables et sur la plus grande partie du territoire. En 2021, 75 % des townships ont ainsi connu des recours au choix des armes. Mais sur le plan géographique, pour la première fois depuis des décennies, la Tatmadaw doit combattre en priorité des insurgés bamars et cela au cœur des terroirs de l’ethnie majoritaire. Une situation nouvelle qui doit certainement peser lourdement sur l’état d’esprit des personnels chargés d’agir de vive force contre leurs compatriotes.
La guerre civile n’oppose plus les Bamars aux minorités ethniques sises dans les États périphériques. En 2019 – 2020, 80 % des chocs armés s’étaient tenus dans le nord et le centre de l’État Rakhine. A présent, il n’en est plus de même. 68 % des affrontements récents se sont déroulés dans les régions de Sagaing, Magway, Rangoun et Mandalay.
La guerre civile n’a pas pris seulement de l’ampleur territorialement. Certains des face-à-face les plus récents ont été bien au-delà de coups de main de guérilléros puisqu’ils ont pu voir sur les théâtres d’opération l’engagement de plusieurs centaines de combattants du côté de la résistance démocratique. Ce mode d’action est venu s’ajouter aux tactiques des premiers temps faites d’assassinats ciblés ou de brefs assauts sur des sites symboliques (ex. postes de police, centres de paiement des impôts et de l’électricité, infrastructures de télécommunication). L’opposition en armes ne cesse d’innover.
Efficacité des nouveaux groupes combattants
En conséquence, tout au long de la période de mousson qui s’achève, ce sont les groupes opposés à l’installation au pouvoir du Conseil d’administration de l’Etat (SAC) qui ont pris l’initiative des assauts. Fait tout aussi nouveau, à plusieurs reprises, les PDF à majorité bamar ont pu compter sur la puissance de feu et des troupes issues des rangs des groupes ethniques armés : chin (CNDF), kachin (KIA), kayah (KA) et kayin (KNLA). Ces combinaisons opérationnelles bamar – non-bamar se sont révélées très efficaces puisque victorieuses, et causant de lourdes pertes dans les rangs des bataillons fidèles à la junte. En outre, les PDF peuvent compter sur ces groupes armés pour former, entraîner et équiper leurs recrues. Des
interactions dont on peut penser qu’elles ne sont pas seulement le fruit d’accords entre groupes ayant un même ennemi mais sont bien fondées sur des convergences politiques de moyen voire long terme. Cependant, celles-ci ne sont pas clairement exprimées à la face de la Nation puisque seul le CNDF a affiché un accord politico-militaire public avec le NUG.
L’efficacité des nouveaux groupes combattants a surpris presqu’autant que les faiblesses récurrentes affichées par la Tatmadaw. Certes, nous assistons à un conflit asymétrique mais la Tatmadaw est loin de se montrer aussi puissante que supputée. Alors que nombre d’experts militaires étrangers pensaient jusqu’ici que Nay Pyi Taw pouvait compter sur une armée de près de 500 000 hommes, aujourd’hui, cette évaluation quantitative est revue fortement à la baisse. Il est très probable que la Tatmadaw ne peut guère compter sur plus de 150 000 soldats. Alors que ses commandements de région subissent des coups de boutoir aux quatre coins du pays, à l’exception pour l’heure des Etats Rakhine et Shan, ils sont pleinement conscients qu’ils ne pourront compter sur beaucoup de réserves opérationnelles pour les offensives qu’ils seront appelés à conduire dès la fin de la saison des pluies. Une réalité d’autant plus durable que la Tatmadaw peine à recruter. Ses efforts sont d’ailleurs prioritairement tournés vers les familles de militaires qui sont invitées à convaincre leurs enfants de s’enrôler.
Ceux-ci sont immédiatement employés sur le terrain, sans réelle formation. Ces soldats sont très, très jeunes, guère motivés et mal payés. Leurs soldes sont de plus rétrécies par l’effondrement de la valeur du kyat (-70 %) et sans qu’il existe de promesses de revalorisation à court terme. Enfin, l’apport opérationnel espéré de nouvelles milices ultranationalistes et intrinsèquement anti-Ligue nationale pour la démocratie (ex. Pyu Saw Hti) n’est pas encore très probant, même si un début de montée en puissance est perceptible dans la région de Sagaing.
Moyens plus sophistiqués et attaques à distance
Dans un contexte où la Tatmadaw va donc devoir veiller à préserver ses forces, il y a fort à parier que là où elle voudra agir et mener ses opérations dites de nettoyage elle le fera en employant sur ses cibles prioritaires de lourdes préparations d’artillerie et ses moyens d’attaque aérienne (avions, drones, hélicoptères). En recourant à de tels armements et une praxis bien établie de terreur sur les populations environnant les objectifs militaires, il est à craindre que de nombreuses victimes civiles payent à nouveau le prix de l’usage indiscriminé de la force décidé par les états-majors du général Min Aung Hlaing. Ces derniers seront d’autant plus tentés d’y recourir que les derniers mois se sont révélés très sanglants parmi les unités de la Tatmadaw et de la police, les résistants employant au fil du temps des moyens plus sophistiqués et d’attaques à distance. Le recours dorénavant très fréquent aux mines antipersonnel terrestres et autres engins piégés est un autre visage de la guerre qui se livre aujourd’hui dans les zones rurales de Birmanie. Néanmoins, aucun bilan indépendant ne permet de mesurer précisément le nombre de civils touchés, ni même de soldats tués lors des embuscades et des batailles rangées mais il se mesure déjà à plusieurs milliers de décès.
Plus de 3 000 personnels en uniforme ont perdu la vie
Il est communément admis parmi les observateurs rangounais que plus de 3 000 personnels en uniforme sous les ordres de Nay Pyi Taw ont perdu la vie et plus de 500 ont été sérieusement blessés. Dans les rangs des PDF, 300 jeunes gens ont certainement été occis en moins d’un semestre. Ces bilans déjà très lourds sont malheureusement appelés à s’aggraver dans les temps qui viennent.
Aucune voie de sortie de crise ne s’esquisse. Pire, chacun des acteurs armés est
convaincu de pouvoir l’emporter à terme. Aujourd’hui, c’est dans l’État Chin et la région de Sagaing que la guerre civile se cristallise et les drames les plus victimaires se jouent. Nay Pyi Taw a dépêché sur place des troupes fraiches (3 000 hommes) par toutes les voies de communication possibles (air, rivière, terre) et avec des moyens lourds (pièces d’artillerie, blindés). Il s’agit pour le commandement de la région nord-ouest qui a vu arriver de la capitale de nouveaux chefs des opérations, se substituant à des officiers démis brutalement de leurs fonctions pour insuffisances de résultats, de laver l’affront subi par une armée étatique qui a perdu terrains et ressources humaines en nombre.
François Guilbert