Il l’avait clamé haut et fort le 13 juillet dernier sur son forum Clubbhouse : « je reviens définitivement en Thaïlande ». Ce message on ne peut plus clair de « Tony Woodsome », nom d’emprunt de Thaksin Shinawatra sur ce réseau social de discussion très populaire en Thaïlande, avait provoqué un déferlement de réactions. Qu’en est-il aujourd’hui ? L’analyse de Philippe Bergues.
Retweeté plus de 500 000 fois par ses supporters, le hashtag #TonyDefinitelyComingBackToThailand écrasait donc la twittosphère siamoise. Cette fois-ci, c’était la bonne pour le retour au pays, après 13 années d’auto-exil imposé entre Dubaï, Londres et Hong Kong, destinations favorites de l’ancien premier ministre. Une question se pose alors : quels indices avait Thaksin pour être si catégorique dans son affirmation après plusieurs échecs de retour ?
2013-2014 : le projet d’une loi d’amnistie, un échec total pour Thaksin
Pour cela, il faut examiner de près les multiples tentatives de retours avortés, au moins depuis que sa sœur cadette Yingluck, fort de sa victoire aux élections législatives de 2011, occupait le poste de cheffe de gouvernement. Voulant s’appuyer sur le mandat plutôt populaire exercé par Yingluck dont il dirigeait le cabinet en exil -selon de multiples observateurs- Thaksin a tenté dès 2013 d’imposer un projet de loi d’amnistie politique. Dont il aurait été le principal bénéficiaire. Mais la grossièreté de la manœuvre a engendré une vague de manifestations royalistes anti-clan Shinawatra qui ont provoqué le coup d’État de Prayut Chan-ocha en 2014 et le renversement du gouvernement Yingluck, démocratiquement élu. Suthep Thaugsuban, leader de ce mouvement « jaune », était alors apparu comme le rempart de l’establishment militaro-royaliste pour empêcher le retour de Thaksin au pays.
La carte du rapprochement
Ne pouvant utiliser la porte juridique pour revenir à Bangkok avec la junte au pouvoir, Thaksin se construisit un autre plan : montrer sa proximité avec la famille royale pour ne plus paraître comme le « banni » du royaume. Sa relation amicale avec la princesse Ubolratana fît le tour du monde par médias interposés, notamment lors de la coupe du monde de football en 2018 en Russie avec de nombreux clichés les montrant complices dans une tribune moscovite.
Cet évènement, vu à l’époque comme de l’actualité « people » s’est transformé le 8 février 2019 en tentative d’essai politique. Quelle surprise fut cette annonce de la candidature de la princesse Ubolratana au poste de Premier ministre pour le compte du parti Thai Raksa Chart, l’un des partis alliés au Pheu Thai-la garde thaksinienne- dans de nouvelles modalités de scrutin ! Pendant près de quatorze heures, cette annonce stupéfia la Thaïlande, le camp conservateur incrédule n’osant pas commenter l’arrivée impensable en politique d’un membre de famille royale dans le camp opposé (la princesse avait communiqué sur l’abandon de ses titres royaux et sa qualité de roturière). Et le camp pro-Thaksin qui voyait déjà la victoire aux élections…avec enfin le possible retour de son leader exilé. Toutes ces supputations prirent fin le soir même quand le roi Rama X, dans un communiqué royal déclarait que la candidature de sa sœur « était contraire aux traditions et à la culture thaïlandaise » et « était hautement inappropriée ». La porte se refermait donc une nouvelle fois pour Thaksin. Le très informé journaliste Max Constant analysait à chaud sur le site Diploweb que « l’objectif de la princesse en s’alliant avec un parti pro-Thaksin a pu être, en effet, de présider à une réconciliation nationale entre les deux camps opposés, mettant un terme à près de vingt ans de conflits ». Il faut bien sûr y comprendre la réconciliation entre Rouges et Jaunes qui aurait permis le retour en grande pompe de Thaksin.
2020-2021 : la quête de la respectabilité dans un contexte troublé par les manifestations et le Covid
Avec ce nouvel échec et un contexte politique stabilisant les dignitaires militaires au pouvoir lors du curieux scrutin de 2019, Thaksin devait une nouvelle fois changer de stratégie pour espérer rentrer en Thaïlande. Le général Prayut devenu Premier ministre avec ses frères d’armes, les généraux Prawit Wongsuwan et Anupong Paochinda aux postes clés de vice-Premier ministre et ministre de l’Intérieur, la tâche se complexifiait durement pour l’aîné des Shinawatra.
C’était sans compter sur des faits imprévisibles au printemps 2019 qui secouent la Thaïlande depuis lors : les manifestations pro-démocratie initiées par de jeunes militants encouragés par l’émergence progressive des idées du Future Forward Party de Thanathorn (et ses six millions de voix) et la crise liée au coronavirus avec toutes ses conséquences, dont l’impopularité croissante de Prayut. Avec une partie de la jeunesse demandant la réforme de l’institution royale, l’ex-chef de l’armée royale Apirat Kongsompong, alors en poste, comprenait que le plus dangereux « ennemi de la nation thaïlandaise » n’était pas Thaksin Shinawatra mais ces millenials et adolescents qui osaient braver les attributs du monarque et la place de la monarchie.
Un pacte secret entre Thaksin et Prawit ?
C’est alors que Thaksin entre en scène et annonce le 13 juillet sur le réseau social de discussion Clubbhouse qu’il va rentrer en Thaïlande. Comment être si catégorique ? Pour le comprendre, il faut regarder dans les anciennes relations politiques. Thaksin a conseillé, pour ne pas dire imposé au Peu Thai, principal parti d’opposition de ne pas citer Prawit Wongsuwan, chef du Palang Pracharat et second de Prayut, au débat de censure. Au grand dam du Move Forward, autre composante de l’opposition, qui outre Prayut, Anutin Charnvirakul, le ministre de la Santé publique et Thamamat Prompow voulaient aussi soumettre Prawit au comptage de voix de la représentation nationale. Le Pheu Thai a suivi l’orientation souhaitée par Thaksin, lequel justifiait le 17 juillet l’inutilité de censurer Prawit par ces propos : « Laissez-moi vous demander ce que fait Prawit aujourd’hui. Il n’est que le vice-Premier ministre qui n’a pas vraiment de travail ». Réflexion étonnante de Thaksin mais à y regarder de plus près explicable.
Prawit et Thaksin ont trouvé un intérêt commun dans ce contexte instable en voulant imposer leur real-politik. En s’alliant avec Prawit, Thaksin aurait « ralenti » la contestation de la jeunesse tout en marquant sa fidélité à la monarchie, tel était l’accord pensé. Mais une grande partie de l’establishment conservait toute son inimitié vis-à-vis de Thaksin et, en premier lieu, Prayut. D’importantes rumeurs de gouvernement d’union nationale entre le Pheu Thai et le Palang Pracharat ont fuité d’autant que d’actuels leaders du parti majoritaire ont autrefois défendu les couleurs du Pheu Thai. Dont Thamanat Prompow devenu une pièce centrale dans l’échiquier, grâce à son poste de secrétaire général du Palang Pracharat, qui avait commencé à manœuvrer pour acheter des votes anti-Prayut. Le plan de sortie de crise était de le sacrifier en s’assurant qu’un nombre suffisant de députés lâchent le Premier ministre. Mais le Premier ministre ne s’est pas laissé faire et dans une dramaturgie orchestrée, Prayut a retourné la situation à son avantage en s’appuyant sur les 61 votes de confiance du parti-pivot de la majorité, le Bhumjai Thai Party d’Anutin.
C’en était donc fini du potentiel rapprochement du Pheu Thai et de Prawit, du soutien de Thaksin à un gouvernement d’unité nationale qui lui aurait permis de rentrer en Thaïlande. Ce à quoi, rappelons-le, il croyait dur comme fer à la mi-juillet avec une confiance revendiquée. Preuve de l’existence de cette tentative de manipulation politique, Prayut resté chef du gouvernement après le vote de défiance, fît débarquer illico-presto Thamanat Prompow de son poste de ministre (bien qu’il soit toujours secrétaire général du parti majoritaire) à cause de son rôle dans le complot déjoué.
Thaksin, toujours à Dubaï
Le rêve le plus cher de Thaksin de rentrer en Thaïlande ne s’est donc pas réalisé une nouvelle fois. Il faudra donc suivre de près les prochaines élections générales thaïlandaises prévues en 2023 ou avant, si dissolution, pour évaluer la capacité de Thaksin à peser sur la politique siamoise et espérer rentrer à la maison.
Philippe Bergues
Taksin, c’est la fin de la Thaïlande.