Gavroche est fier de reprendre la tradition littéraire de la presse française. Nos premiers romans-feuilletons, très suivis, furent ceux de Patrice Montagu-Williams, auteur de polars internationalement reconnus. Notre nouveau roman-feuilleton est le fruit d’une collaboration avec les éditions GOPE, bien connu des lecteurs intéressés par l’Asie du Sud-Est. « Hashtag Singapour » est une nouvelle d’Alain Guilldou auteur, entre autres, de « C’est arrivé à Singapour » (éditions Gope, 2022).
L’AUTEUR
Après une carrière d’enseignant, Alain Guilldou a été responsable de la communication du Bureau d’Enquêtes et d’Analyses (BEA), ce qui l’a amené à tisser des liens avec de nombreux pays du monde, en particulier ceux d’Extrême-Orient. Il continue d’enseigner à Singapour, la ville-État qui lui a inspiré plusieurs nouvelles dont celle-ci.
L’INTRIGUE
M. Tong, violoniste mondialement admiré, est très attaché à son Stradivarius et à sa belle demeure de Singapour. Lors de ses tournées dans différents pays, Mme Tong, son épouse, en profite pour retrouver sa passion de jeunesse : chanter les Beatles dans un cabaret démodé. La tension latente dans le couple prend un tournant dramatique lorsque Mme Tong apprend le comportement inadmissible de son mari auprès de certaines femmes. Elle décide de lui donner une leçon d’une façon très personnelle précisément au moment où il est victime d’événements pour le moins inexplicables et qui risquent de lui faire perdre la raison. Mais qu’est-ce que la raison dans cette histoire ?
ÉPISODE 1 : UN ÉVÉNEMENT INEXPLICABLE
M. et Mme Tong venaient d’achever leur petit déjeuner dans la cuisine dans un silence glacial quand leur fille les interpella d’une pièce voisine en imitant à la perfection la voix stupide diffusée par les haut-parleurs des supermarchés pour recommander une vente flash.
— Y a plein de hashtags par terre !
Chiam Chok Tong leva les yeux au ciel. Qu’avait-elle encore inventé pour se rendre intéressante ?
— Viens voir, Papa ! insista l’adolescente. C’est à côté de ton violon.
Cette précision fit bondir son père comme si une anguille électrique venait de lui donner une décharge entre les jambes.
— Qu’est-ce que tu fiches là-bas ? hurla-t-il.
Le musicien avait horreur que l’on entre dans SA pièce et surtout que l’on approche SON violon, une valeur à la fois sentimentale et hautement marchande. Il se précipita dans la pièce insonorisée où, sur une table moderne, pêle-mêle dans une large coupe de porcelaine Wedgwood, se bousculaient un tas de breloques décernées par certains des pays où le violoniste s’était produit et où s’empilaient des coupures de presse en diverses langues qui soulignaient son talent d’exception.
Des soldats de plomb de la Seconde Guerre mondiale
Sans parler des photos où il serre la main de Seiji Ozawa lors d’un concert à Kobe, après avoir interprété le Concerto pour violon n° 3 en sol majeur de Mozart, où Gustavo Dudamel lui donne un chaleureux abrazo après un concert donné au Vatican pour le pape Benoît XVI, où l’on voit l’empreinte de ses mains, exposée au NCPA de Pékin et celle prise à la Maison-Blanche peu avant la fin du deuxième mandat du président Obama. Et tant d’autres, à Buenos Aires, Dubaï, etc.
Sans oublier sa chère vitrine, plus haute que lui, où s’empoussiéraient des ivoires d’éléphants du Zimbabwe, sculptés dans le Yunnan, et des soldats de plomb de la Seconde Guerre mondiale dans le Pacifique.
Et, évidemment, des partitions, pour la plupart anciennes, réparties en demi-cercles près de la chaise, prétendument Louis XV et recouverte de toile de Jouy bleue, où le « Maître » (comme disaient ses élèves en baissant les yeux et les journalistes dignes d’exhiber leur carte de presse) posait son séant pour répéter au calme.
Le vieux lutrin d’Arezzo
Il avait fait scier les pieds d’un vieux lutrin acheté à Arezzo, en Toscane, pour que la partition à travailler soit juste au niveau de ses yeux quand il était assis.
Enfin, plus que tout, en réalité, son stradivarius dont l’étui était enchaîné à son poignet lorsqu’il l’emportait avec lui. Ses deux autres violons, de secours en quelque sorte, étaient déposés dans le coffre de sa banque avec d’autres objets de valeur.
Chiam Chok Tong se précipita dans son domaine où sa fille, Cheryl, n’avait pas le droit de mettre ses doigts badigeonnés de Nutella quand elle était enfant, encore moins à présent avec ses ongles fraîchement nappés de vernis violet.
— Qu’est-ce que tu fous ici ? s’écria son père en entrant dans la pièce.
Cheryl fit marche arrière, dans le style moonwalk et, rouge de confusion, manqua de bousculer la vitrine. Son index de 17 ans désigna le bas du lutrin.
Sur la moquette beige, s’empilaient à profusion de petits trucs noirs, plats et vraisemblablement visqueux, que le violoniste prit sur l’instant pour des insectes morts.
Depuis le temps qu’il devait refaire désinsectiser sa maison de bois centenaire, cela ne l’aurait guère étonné qu’une armée xylophage ait décidé de passer à l’attaque. Il n’en était rien. Sans avoir besoin de recourir au vétérinaire du coin ou à un entomologiste, il comprit que ce n’étaient pas des insectes.
— Qu’est-ce que tu as fait ? hurla-t-il.
— Rien, rien ! assura Cheryl, apeurée.
Dès que son père prenait sa voix de contrebasse, la jeune fille remettait ses grands airs à plus tard.
Si la situation n’avait pas été insensée, il aurait engueulé Cheryl pour être incapable d’appeler les choses par leur nom. Ce n’étaient pas des hashtags, contrairement à ce qu’elle avait annoncé, mais des dièses. Même si les connaissances musicales de la jeune fille ne dépassaient pas le laborieux apprentissage de la flûte à l’école, elle aurait quand même dû identifier des dièses ! Qu’est-ce que des hashtags viendraient faire dans cette pièce vouée à la musique ?
Qu’est-ce que c’est que ce bordel ?
Car il s’agissait bien de dièses, en vrac. Pas seulement. Collés à eux ou imbriqués, M. Tong reconnut des bémols, que sa fille aurait probablement appelés des « demi-cœurs à queue », si elle avait eu le temps de les distinguer. Les altérations étaient mélangées à des ovales blancs et noirs, avec plus ou moins de pattes, qu’il fallait bien nommer « notes de musique ». Enchevêtrés dans l’ensemble, des clés de sol, de fa et des bécarres. Sans parler des portées musicales pareilles à de minces rails d’un tortillard de montagne tordus par un soulèvement tectonique.
— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? s’écria le musicien pour lui seul, car sa fille était sortie de la pièce à la vitesse d’un violent courant d’air au cas où il la désignerait responsable du chantier.
Il se mit à genoux et prit à pleines mains les… comment dire ?
Les inscriptions musicales qui glissèrent entre ses doigts en y laissant des dépôts d’encre. On aurait dit un mécano aéronautique qui vient de graisser généreusement le moteur d’un vieux Cessna 172. Il constata avec effroi que la moquette aussi était tachée.
A suivre…
«Hashtag Singapour» est une nouvelle d’Alain Guilldou auteur, entre autres, de « C’est arrivé à Singapour », un recueil de nouvelles publiées aux Éditions Gope.