HASHTAG SINGAPOUR, un roman feuilleton inédit de Gavroche
Tiré d’une nouvelle d’Alain Guilldou auteur, entre autres, de «C’est arrivé à Singapour» (éditions Gope, 2022).
L’INTRIGUE
M. Tong, violoniste mondialement admiré, est très attaché à son Stradivarius et à sa belle demeure de Singapour. Lors de ses tournées dans différents pays, Mme Tong en profite pour retrouver sa passion de jeunesse : chanter les Beatles dans un cabaret démodé. La tension latente dans le couple prend un tournant dramatique lorsque Mme Tong apprend le comportement inadmissible de son mari auprès de certaines femmes. Elle décide de lui donner une leçon d’une façon très personnelle précisément au moment où il est victime d’événements pour le moins inexplicables et qui risquent de lui faire perdre la raison. Mais qu’est-ce que la raison dans cette histoire ?
RÉSUMÉ ÉPISODE 5
M. Tong est alité dans une chambre inquiétante, le bras droit plâtré de l’épaule jusqu’à la moitié de la main, plantée d’un cathéter, et a des électrodes sur la poitrine. L’infirmière qui vient lui prodiguer des soins et le nourrir est brutale et directive. Le musicien n’a aucune idée de ce qu’il lui est arrivé ni de l’endroit où il se trouve réellement, sinon dans une pièce que l’infirmière ferme à clé quand elle sort.
ÉPISODE 6 : ANGOISSE ET RENDEZ-VOUS DOUTEUX
Une année auparavant, quand cet « imbécile » de médecin lui avait dit : « Il faut faire de l’exercice M. Tong, vous êtes trop sédentaire », le patient avait haussé les épaules. Ridicule ! Il était constamment en voyage. Il avait pris une multitude d’avions, des centaines de taxis. Sédentaire ! Bien entendu, le médecin voulait dire que le corps du musicien n’était pas assez sollicité, qu’il devait marcher davantage et à un rythme soutenu afin d’entretenir ses muscles et le bon fonctionnement de son cœur. Alors Mr. Tong avait essayé, mais il s’était vite retranché derrière le manque de temps pour ne pas persévérer. N’empêche qu’en réduisant ses engagements, devenus un esclavage, il aurait eu du temps à lui pour faire du jogging ou pratiquer un sport quelconque.
A présent, il mesurait la portée des propos du praticien.
Il s’autodiagnostiqua une sévère baisse de tension ayant entraîné un malaise, puis une chute dans laquelle son poignet, voire son coude, s’était cassé pour finir par une perte de connaissance. Il ne devait pas avoir que ça, les perfusions en témoignaient. Groggy, hors service, tel Mike Tyson face à Kevin McBride en 2005, il se recroquevilla en un silence épais. Un pilori de silence. Une torture pour un musicien. Même des acouphènes auraient été les bienvenus.
Le temps passa, incalculable, alourdi par les sédatifs.
Les épaules de M. Tong tressautèrent subitement. Croyant entendre des sirènes de pompiers ou de police, le sifflement de bombes lâchées par des avions tonitruants, la déflagration d’un pain de C4, le grondement d’immeubles qui s’effondrent et les hurlements d’enfants brûlés par le napalm, M. Tong se réveilla complètement trempé. Il voulut s’éponger le front, mais ses bras immobilisés ne le lui permettaient pas. Il éprouva soudain le besoin de se soulager. Il ne pouvait même pas appuyer sur la sonnette qui pendait au bout d’un câble blanc pour appeler. Appeler ? C’est l’infirmière qui déboulerait. Surtout pas elle ! Son visage masqué le terrorisait. Incapable de bouger et de se servir de ses mains, il devait chaque fois faire appel à elle pour uriner. Une véritable vexation. Elle allait de toute façon venir remettre une poche de… de quoi ? Sur celle qui se vidait calmement, en silence, aucune formule chimique, aucun code-barres, aucun mot ni caractère. Rien qu’un triangle équilatéral jaune cerné de noir, avec une tête de mort au centre.
Pourquoi n’y avait-il pas de fenêtre dans cette chambre ? Cela lui permettrait d’avoir une idée de la succession des jours et des nuits. Les seuls liens temporels qui le relayaient encore au monde étaient la pendule sur le mur, qui indiquait 10 h 23, sans qu’il soit possible de savoir s’il s’agissait du matin ou du soir, et un calendrier où chaque jour qui passait était dûment biffé par la redoutable infirmière. Le violoniste s’attendait presque à ce que les chiffres du cadran se décollent et tombent par terre, suivis des aiguilles. Aiguilles… oh ! que ce mot lui était insupportable. Et ce cathéter qui distillait son liquide comme une clepsydre impitoyable…
M. Tong fut pris d’une terreur moyenâgeuse. Son corps se mit à trembler. Son cœur s’affola, lui rappelant la frénésie des doigts de son amie Yuja Wang quand elle improvise sur la Marche turque de Mozart. Une image lui vint, sans qu’il en identifiât la raison : Le couloir dans l’asile de Van Gogh.
Il sombra de nouveau en catatonie. Le puits était trop profond, les parois trop glissantes pour avoir une chance de s’en échapper. Là-haut, pas la moindre étoile. Des gongs saturaient ses tympans. Il lâcha prise. La bouée de sauvetage de ses illusions s’éloigna seule au fil de son délire.
*
Les retrouvailles de Katherine Tong et de M. Feng avaient été décisives. Ils se connaissaient de longue date. De l’époque où elle n’était encore que « Miss Hong », la « chanteuse rouge », comme chacun la surnommait à cause de son habit de scène : robe, chaussures et capeline vermillon.
M. Feng, c’est du moins ainsi qu’il se faisait appeler, venait à date fixe prélever sa dime au LET IT BEatles Club, l’un de ces bars-discothèques avec backroom qui, sur le vieux port où titubaient des marins éméchés, côtoyaient temples bouddhistes et étalages de durians. Les conditions qu’imposait M. Feng au nom du Groupe T, au sein duquel il revendiquait le poste d’expert-comptable, étaient les mêmes que celles des établissements similaires de différents quartiers. Aussi le patron du club ne s’en formalisait-il pas outre mesure, même s’il aurait préféré conserver toute la recette pour ses vieux jours. A condition de vivre jusque-là. Alors, pas question de déranger inutilement les pompiers pour un incendie qu’il pouvait contribuer à ne pas déclencher, ni d’appeler les secours médicaux pour des blessures par balles qu’il était facile d’éviter.
La première fois qu’il la vit au club, M. Feng regarda Miss Hong comme une pièce de collection que l’on veut absolument acquérir ou un morceau de viande dont on se demande à quelle sauce l’accommoder. La jeune femme comprit rapidement que ce percepteur non fonctionnaire était nettement plus porté sur le fastfood que sur les repas gastronomiques interminables.
Malgré le vilain col roulé beige en tissu léger dont il s’affublait souvent, on devinait aux tatouages de son cou que le reste du corps de ce drôle de diplomate de la finance avait dû servir d’exutoire à un graphiste de haut vol. Pas dans le style cubiste désordonné, mais avec une application dans le trait et un choix méticuleux des couleurs qui lui aurait valu des admirateurs sous la Renaissance bien que dragons cracheurs de flammes et têtes de mort n’aient guère inspiré Botticelli et consorts.
A suivre…
Hashtag Singapour est une nouvelle d’Alain Guilldou auteur, entre autres, de C’est arrivé à Singapour, un recueil de nouvelles publiées aux éditions Gope.
L’AUTEUR
Après une carrière d’enseignant, Alain Guilldou a été responsable de la communication du Bureau d’Enquêtes et d’Analyses (BEA), ce qui l’a amené à tisser des liens avec de nombreux pays du monde, en particulier ceux d’Extrême-Orient. Il continue d’enseigner à Singapour, la ville-État qui lui a inspiré plusieurs nouvelles dont celle-ci.