Gavroche présente ses excuses aux lecteurs fidèles de notre roman feuilleton «Hashtag Singapour». Notre mise en ligne est plus tardive que prévu. Mais restez fidèles : notre musicien singapourien favori n’a pas fini ses aventures !
RÉSUMÉ ÉPISODE 12
Alors qu’il rentre chez lui en taxi, on apprend la manière dont M. Tong s’est évadé de l’endroit où il était séquestré. Il est accueilli chez lui par sa femme, nullement surprise de le voir de retour. M. Tong enrage et se précipite dans SA pièce pour en vérifier l’état. Il n’y voit rien d’anormal mais a besoin d’une autre preuve pour être rassuré.
ÉPISODE 13 : Le bain chaud du musicien
Sans prêter attention à l’air soucieux de son mari, sa femme le prévint :
— Cheryl dort encore. Tâche de ne pas faire trop de bruit.
M. Tong hocha la tête sans rien dire. Il avait autre chose en tête que le sommeil de sa fille. Il se dirigea vers le salon pour y chercher LE livre. Celui d’Haruki Murakami et de Seiji Ozawa dont le texte s’était rétracté, envolé sous ses yeux. Il n’eut aucune difficulté à le retrouver car sa bibliothèque était aussi maigre que celle d’un ado. Il en repéra le dos où le titre s’affichait Absolutely on Music. Il le tira avec fébrilité. La couverture affichait les noms des auteurs et le titre. Restait à le feuilleter. Le faire maintenant ? C’était un peu la roulette singapourienne. Il se lança. Le livre lui offrit ses pages dûment lisibles. De dépit, le musicien le jeta sur le canapé. Il est parfois insupportable que tout soit normal.
Dépité, M. Tong quitta la pièce. Au bord de l’essoufflement, il parvint à l’étage puis s’enferma dans sa chambre-bureau.
Au terme de ces semaines d’absence, d’incarcération plus exactement, en dépit de son relatif état de faiblesse et de ses doigts qui manquaient d’exercice, et bien que tenaillé par l’incompréhension, le violoniste chercha à se persuader qu’il était bon de se retrouver chez lui.
Un coup d’œil à ses courriels
Il décida de jeter un coup d’œil à ses courriels. Ils avaient dû s’accumuler au fil des jours. D’un revers de main, il chassa la fine pellicule de poussière du capot de son PC et l’alluma. Sur la photo qui représentait des nuages vus d’un hublot d’A380, il pianota son code : VivaldiOpus11. La date apparut en bas à droite de son écran : « 11 novembre ».
Il sursauta. Il ferma les messages non lus et ouvrit ceux qu’il avait envoyés avant de basculer… dans… dans quoi ?
Le dernier mail en date était adressé à Hermann Isenberg, le conseiller artistique de sa maison de disques allemande. C’était un mail dans lequel le violoniste suggérait d’enregistrer « Les quatre saisons de Buenos Aires » d’Astor Piazzolla. Et ce dernier mail avait été posté l’après-midi du 30 octobre. Soit 12 jours plus tôt.
Il leva la tête, les yeux dans le vague. La lumière de sa lampe de bureau se reflétait sur la fenêtre qui surplombait le jardin à peine réveillé. Cette fenêtre qui le protégeait du monde extérieur où rien de bon ne semblait l’attendre. Il ferma les yeux. Douze jours ! C’était impossible ! Il avait passé des semaines immobilisé dans une chambre aveugle, les membres plâtrés, sous perfusion, visité par sa femme revêche et gardé par une infirmière masquée forte comme un buffle. Il se souvenait de la pendule qui tictaquait imperturbablement, indifférente à tout. Il revoyait le calendrier mural sur lequel, chaque fois qu’il se réveillait, une journée de plus était marquée au feutre rouge. Le dernier jour, la veille de son évasion, était le 3 décembre, il en était certain. L’infirmière avait changé la page du calendrier. La forêt de novembre avait fait place au pingouin de décembre. Elle y avait déjà biffé trois cases.
La salle de bains
M. Tong haussa les épaules, épuisé nerveusement. Il décida d’aller dans la salle de bains où il se dévêtit. Ce n’est qu’alors qu’il constata qu’il n’avait pas de sous-vêtements sous son jogging.
*
Qu’importe ! Il se fit couler un bain bien chaud. Tandis que l’eau coulait à profusion, il délia lentement ses articulations en regardant ses mains engourdies, ses poignets un peu raides. Comment imaginer qu’ils aient été cassés, plâtrés et guéris en si peu de temps ? L’infirmière lui avait parlé d’implants. Il eut beau s’observer avec minutie, il ne trouva aucune cicatrice. Pourtant, les plâtres, il ne les avait pas rêvés. Quelqu’un les lui avait posés, et retirés. Pourquoi, qui et quand ? Il n’en savait rien. La trace des aiguilles dans les veines de ses mains témoignait également de ce qu’il s’était passé.
Il enjamba la baignoire et s’engonça dans son bain avec délectation. L’esprit encore nébuleux, il manqua de s’endormir et se noyer stupidement.
Le musicien avait horreur de perdre son temps à faire de l’introspection mais là, avant de rependre le cours de sa vie, il fit défiler des images et des jugements à l’emporte-pièce.
Jamais ses admirateurs, hommes et femmes, n’avaient été aussi nombreux. Ses enregistrements rapportaient énormément d’argent à sa maison de disques. Son agent se frottait les mains jusqu’au sang devant les chiffres. Sur YouTube, on ne comptait plus les commentaires laudateurs des concerts qu’il donnait depuis quinze ans.
Sous le coup d’une pulsion irraisonnée
Certes, il s’en était fallu de peu, récemment, en Inde, quand, sous le coup d’une pulsion irraisonnée, il s’en était pris à la femme de chambre qui était entrée par inadvertance dans sa salle de bains alors qu’il se prélassait dans un bain mousseux. Il avait toujours échappé à l’hallali des réseaux sociaux où l’intouchabilité de certains se diluait telle une couleur baveuse sous le pinceau d’un aquarelliste débutant. Qu’est-ce qu’ils croyaient tous ? Avaient-ils lu les lettres scatologiques que Mozart envoyait à sa cousine ? Ne l’avait-il pas troussée à la première occasion ? Que penser des soirées de Michel-Ange avec les éphèbes qu’il prenait pour modèles ? Et ces rois qui passaient plus de temps à manipuler les rondeurs des servantes qu’à suivre du doigt le déplacement de leurs armées sur les cartes d’état-major ? Lui n’était qu’un dragueur cynique, pas un assassin. Dans l’histoire du monde, le repos du guerrier a toujours été célébré comme une juste récompense. Ne parlait-on pas de « femmes de réconfort » lors de l’occupation de la Corée par les armées japonaises ? Pourquoi pas le repos du musicien ? Les conquêtes passagères de M. Tong étaient consentantes. A de rares exceptions près.
A suivre…
Hashtag Singapour est une nouvelle d’Alain Guilldou auteur, entre autres, de C’est arrivé à Singapour, un recueil de nouvelles publiées aux éditions Gope.
L’AUTEUR
Après une carrière d’enseignant, Alain Guilldou a été responsable de la communication du Bureau d’Enquêtes et d’Analyses (BEA), ce qui l’a amené à tisser des liens avec de nombreux pays du monde, en particulier ceux d’Extrême-Orient. Il continue d’enseigner à Singapour, la ville-Etat qui lui a inspiré plusieurs nouvelles dont celle-ci.
L’INTRIGUE
M. Tong, violoniste mondialement admiré, est très attaché à son Stradivarius et à sa belle demeure de Singapour. Lors de ses tournées dans différents pays, Mme Tong en profite pour retrouver sa passion de jeunesse : chanter les Beatles dans un cabaret démodé. La tension latente dans le couple prend un tournant dramatique lorsque Mme Tong apprend le comportement inadmissible de son mari auprès de certaines femmes. Elle décide de lui donner une leçon d’une façon très personnelle précisément au moment où il est victime d’événements pour le moins inexplicables et qui risquent de lui faire perdre la raison. Mais qu’est-ce que la raison dans cette histoire ?