Ces derniers mois, les saisies et les arrestations de détenteurs de faux passeports n’ont cessé de faire les gros titres des journaux. A chaque prise, des centaines de faux passeports ont été saisis, parmi lesquels une grande quantité de faux documents français. Enquête sur un trafic dont la Thaïlande est une des plaques tournantes.
La dernière arrestation remonte au 23 août dernier. A la suite d’une longue enquête, un certain Atamnia Yacine est incarcéré et plus de 184 passeports français et espagnols sont saisis à son domicile. Il s’agirait d’un complice de Mahieddine Daikh, un Britannique d’origine algérienne, appréhendé en août lui aussi à l’aéroport international de Bangkok en possession de 452 faux passeports européens (français, portugais, espagnols et belges) de haute qualité. Il aurait, selon sa version, été payé 22000 euros pour le transfert de ces passeports de l’île de Koh Samui à Glasgow. C’est sur cette même île du Golfe de la Thaïlande qu’une Française a été arrêtée il y a quelques mois. Brigitte Aouat, 46 ans, était accusée par les autorités thaïlandaises de revendre des passeports français volés dans les rues de Bangkok (un lot de plus de 2000 documents dérobés dans la région de Marseille), entre 40.000 et 50.000 bahts pièce” (800 et 1000 euros). Elle a été relâchée mystérieusement quelques semaines plus tard. En février 2004, c’étaient un Français et un Allemand qui étaient interpellés avec plus de 400 passeports européens sur eux. Et la liste est encore longue.
Ces étrangers pris la main dans le sac n’étaient pour la plupart pas véritablement impliqués dans un quelconque réseau. Utilisés com-me de simples «mules» ou «courriers», ils comptaient empocher les sommes rondelettes allouées pour le transport de plusieurs dizaines, voire centaines de passeports bien cachés au fond de leurs valises. «C’est la solution privilégiée par les trafiquants avec le colis Fed-Ex» explique le lieutenant-général Suwat Tumrongsiskul, commissaire du Bureau de l’Immigration thaïlandais. Un expatrié français, qui souhaite conserver l’anonymat, se rappelle: «Fin 2001, on m’a proposé de partir en Europe (Belgique, Pays-Bas et Royaume-Uni) avec un paquet de 120 passeports vierges (belges et néerlandais) ainsi que leurs timbres fiscaux et les feuilles de plastique transparent propres à les rendre… infalsifiables.» Il a finalement refusé d’aller jusqu’au bout, mais a gardé en souvenir un des faux passeports belges ancienne version qu’il devait convoyer. Le document vierge semble parfaitement reproduit, images en filigrane incluses. Une belle copie conforme qui pourrait très bien flouer, non pas les douaniers belges, mais tout du moins d’autres pays, notamment asiatiques.
L’Union Européenne accuse régulièrement la Thaïlande d’être au centre d’un trafic de documents officiels, qui facilite les magouilles en tout genre dans le monde entier. Un marché dont le chiffre d’affaires serait désormais plus important que celui de la drogue. «Ce trafic de faux passeports est une déclinaison de l’industrie du faux en Thaïlande» indique le commandant Michel Frebourg, attaché de sécurité intérieure près l’ambassade de France en Thaïlande (SCTIP). Et selon Jean-Denis Gasc, officier de liaison de la police attaché à l’ambassade, le problème est loin d’être nouveau. Selon lui, la Thaïlande serait depuis 15 ans au centre du trafic de faux passeports. «C’est un grand centre de négociation» estime-t-il. Les autorités thaïlandaises se défendent en avançant que les réseaux sont aux mains d’étrangers et que la Thaïlande souffre tout simplement de son emplacement privilégié en Asie du Sud-Est. «C’est son statut de hub touristique qui fait du pays la plaque tournante du commerce de faux passeports, déplore le Général Suwat. Les trafiquants sont intéressés par les grandes capacités de transport aérien, de communication, et le fort potentiel touristique du pays. On croit souvent que la Thaïlande est un centre d’échanges, car on assiste à de multiples arrestations de trafiquants. Mais ces arrestations montrent bien qu’une sérieuse politique de prévention et de suppression du crime transnational a été mis en place.»
Une nouvelle identité pour une poignée d’euros
Le plus souvent, indique le Bureau de l’Immigration, le faux passeport est utilisé comme document d’identité pour des opérations de la vie courante: louer une voiture ou un appartement, ouvrir un compte bancaire et faire des transferts d’argent. Mais petit à petit, il permet de se construire une véritable fausse identité. «Il suffit de commencer par obtenir une carte de résident par les voies officielles, décrit Michel Frebourg, puis une carte d’identité et, au final, il ne reste que des documents authentiques, avec une identité usurpée» Le faux passeport est souvent utilisé par les immigrants clandestins, dans une sorte de “marché de la nationalité”. La plupart du temps, les candidats feront plusieurs stops dans différents pays avant de se poser dans le pays de destination pour détourner l’attention des autorités. «En général, les passeports contrefaits ne sont pas utilisés pour voyager, sauf dans un pays tiers. En effet, le pays d’émission du passeport sera plus à même de contrôler les documents qu’il produit plutôt que ceux de son voisin» note le général Suwat. Une personne détenant un faux passeport français pourra donc choisir de s’installer en Espagne. «Il y a une grande demande des pays du Maghreb, notamment pour des pays comme la France, indique Jean-Denis Gasc. Bangkok est une plaque tournante de l’immigration clandestine ; toutes les compagnies aériennes s’y posent! Ces mouvements de population camouflés sont surtout chinois, indien, sri-lankais et pakistanais. Entre 150 et 200 candidats à l’immigration clandestine sont arrêtés tous les mois à l’aéroport.»
Du côté des autorités thaïlandaises, on pointe du doigt différents groupes utilisant régulièrement des faux passeports. Les «Luke Mhu-pig» pour commencer: des Chinois cherchant un nouvelle terre d’accueil dans un pays tiers. Ensuite les «Luke Pae-Baby goat» en provenance du Pakistan, de l’Inde, et du Bangladesh, à qui la police thaïlandaise attribue les mêmes motivations. Le général Suwat évoque également un groupe d’Africains du Sud lié à un réseau de trafic de drogue. Enfin, un dernier groupe de personnes issues du Moyen-Orient utiliserait ces faux passeports pour des activités en relation avec les réseaux terroristes islamistes.
«Depuis le 11 Septembre, la pression est plus forte sur les autorités du pays» indique Michel Frebourg. En effet, même s’il faut nuancer la place de la Thaïlande dans le trafic de faux documents, le problème préoccupe de plus en plus les autorités face aux menaces terroristes. Lors des derniers attentats de Londres, on a réalisé la nécessité de mieux contrôler les faux documents qui permettent aux terroristes d’avoir une trop grande liberté de mouvement au sein de l’Union. Au moins un des organisateurs des attentats avortés du 21 juillet à Londres était arrivé en Grande-Bretagne sous une fausse identité. «Il existe une connexion entre les faux passeports et le terrorisme, puisqu’un faux document sera utilisé pour changer d’identité et disparaître, constate le commissaire du Bureau de l’Immigration. Impossible ainsi de savoir d’où la personne vient et qui elle est véritablement. Le plus souvent, Interpol détient dans chaque pays un ensemble de profils de terroristes, et lorsqu’un nouvel arrivant donne son passeport à l’immigration d’un pays cible d’attaques, on vérifie que les informations contenues dans le document ne coïncident pas avec des données sur le terrorisme. Un faux passeport permet donc de passer les barrières de sécurité et de faire le travail confié sans se faire repérer. Mais tous les terroristes ne possèdent pas forcément de faux documents.» Cet impact relatif de la production de faux passeports sur le terrorisme international est confirmé par Michel Frebourg: «Dans le cas du 11 Septembre, aucun faux document n’a été utilisé, prend-il pour exemple. Mais il faut admettre que tout criminel en cavale a besoin d’une nouvelle identité et que les faux passeports le leur permettent.»
Le passeport français: un des plus chers du marché
Au sein de ce trafic, on trouve du vrai comme du faux, c’est-à-dire des passeports originaux (volés, perdus, vendus) et modifiés à la sauce voulue, comme des copies de plus ou moins bonne qualité. «Les chiffons plein de fautes vendus trois fois rien peuvent servir à tout mais certainement pas à voyager!» confie une source qui souhaite garder l’anonymat. C’est donc là que les «vrais-faux» passeports interviennent, principalement pour franchir des frontières hautement sécurisées, comme celles de l’Amérique du Nord. Ces passeports seront altérés (changement de la photo, des noms, voire même de la couleur de la couverture), avant d’être vendus aux alentours de 2500 dollars. Le prix de «l’authenticité». Les lieux de prédilection des revendeurs de copies ou de vrais-faux passeports restent les repaires de Khao San et de Nana Soi 3. La rue des backpackers ne serait pourtant pas au centre du trafic. Le lieu serait plutôt dédié aux particuliers si l’on en croit Jean-Denis Gasc : «Ce n’est pas là que se négocient les grosses commandes. Celles-ci se déroulent plutôt à Nana Soi 3». Au rang des passeports les plus chers sur ce marché de la fausse identité se trouvent les passeports américains et britanniques, très sécurisés et de ce fait plutôt rares, à égalité avec les passeports européens, plus faciles à copier. «Selon la qualité de la copie et la nationalité du passeport, les faux sont vendus entre 10,000 et 15,000 bahts, assure le général Suwat. Les vrais passeports sur lesquels on a modifié le nom et la photo sont bien sûr beaucoup plus coûteux. Les passeports européens sont les plus chers sur le marché, la demande est très forte». Jean-Denis Gasc quant à lui évoque plutôt 400 dollars par passeport, s’il s’agit d’une grosse commande. De manière générale, plus la copie est bonne, plus le prix augmente.
Et depuis quelque temps, les passeports français ont la côte, si l’on en croit les saisies record de ces derniers mois. Tout comme les passeports belges, espagnols et portugais, il fait partie des passeports les plus demandés d’après différentes sources. Certains avancent que ces passeports, moins sécurisés, sont plus facilement copiés. Jean-Luc Delvert, consul de France en Thaïlande, consent que les anciens modèles étaient encore trop aisément reproduits. «Encore récemment, les ambassades de France à l’étranger ne pouvaient délivrer que des passeports ancien modèle, soit imprimés, soit faits à la main, décrit le consul. Depuis 2 ou 3 ans, nous possédons nous aussi les nouveaux modèles, mais les passeports d’urgence sont toujours des passeports ancienne version. Il est difficile de concilier importance sécuritaire et service aux Français à l’étranger, tout en tenant compte des contraintes techniques de la fabrication. Notre position est plus confortable depuis que les passeports sont fabriqués à Hong Kong.»
D’autres, comme le général Suwat, pensent que l’attrait du passeport français tient à d’autres caractéristiques. Il indique que, récemment, la nouvelle du vol d’un nombre important de passeports français s’est répandue dans le milieu et a fait flamber les prix du marché. Les gangs alléchés auraient saisi cette opportunité pour produire davantage de faux passeports français, en prétendant qu’il s’agissait de vrais passeports volés, plus intéressants car quasi-impossibles à détecter. Ce qui expliquerait pourquoi les passeports français sont très demandés ces derniers temps. Le haut fonctionnaire confie aussi que, com-me peu de gens peuvent parler et comprendre le français, les malfrats préfèrent utiliser ces passeports qui seront de ce fait plus difficiles à contrôler tout en ayant plus de crédit que d’autres passeports européens.
Les contrefaçons thaïlandaises sont toutefois loin d’être parfaites. «Elles sont même de très mauvaise qualité, affirme Jean-Denis Gasc. Certaines relèvent de pièces de musée!». «On peut observer des adresses farfelues ou bien le faussaire marque «brown» à l’emplacement “couleur des yeux”… sur un passeport français!», sourit Michel Frebourg. Selon les dires des autorités thaïlandaises, les principaux producteurs et vendeurs de faux passeports en Thaïlande sont des groupes pakistanais. Jean Denis Gasc indique que la production des imprimés est majoritairement sino-thaïlandaise (une source proche du dossier évoque des imprimeries sur Sukhumvit Soi 70), mais que les grossistes du trafic sont bien des individus d’origine pakistanaise. Autour de ces principaux groupes gravitent des réseaux indiens et sri-lankais, de plus faible importance.
Même s’ils sont de plus en plus clairement identifiés, ces criminels sont difficilement contrôlables du fait d’un système de répression inadapté (voir encadré ci-contre). Et certains complices inattendus ne facilitent pas la tâche des autorités, comme ces backpackers et autres budgets serrés qui décident de vendre leur passeport au plus offrant pour en retirer rapidement de l’argent en liquide. Il leur suffit ensuite de déclarer leur passeport volé auprès de leur ambassade pour obtenir un nouveau document. «Ils ne font pas partie du trafic mais y participent en permettant l’utilisation de leurs identités. Mais il faut noter que ce problème reste marginal» tempère le commandant Michel Frebourg. Jean-Luc Delvert remarque que «moins de 200 déclarations de perte ou de vol sur l’année 2005 ont été enregistrées, ce qui ne constitue pas un chiffre très élevé compte tenu du flux touristique et du nombre de Français résidant en Thaïlande.» «Et nos vérifications avant d’enclencher la production d’un nouveau passeport sont dissuasives, renchérit-il. Nous avons recours au laisser-passer (papier pour retourner directement en France, NDLR), lorsque nous avons un doute.» Les autorités thaïlandaises annoncent également qu’ils sont en passe d’améliorer leur «liste noire» en fichant les numéros de série des passeports déclarés volés ou perdus. Si quelqu’un utilise un de ces passeports, le système le détectera.
De manière générale, il semblerait que la pression internationale incite les autorités thaïlandaises à passer de l’immobilisme à l’action. «Il est désormais du ressort du Bureau de l’Immigration d’enquêter, de prévenir et de supprimer ces groupes de manière sérieuse, avance fièrement le général Suwat. Nous intégrons progressivement des technologies sophistiquées pour faciliter un contrôle des passeports selon les standards internationaux (E-passeport). Cette technique comporte une empreinte digitale ou de l’iris pour confirmer qu’il s’agit bien de la bonne personne». Très confiant, il expose: «Dans le futur, la contrefaçon de passeport touchera à son terme, car nous aurons rendu ces documents inutilisables à force de contrôles.» Même si plusieurs observateurs français louent une meilleure organisation et une volonté accrue des services de police, l’optimisme du commissaire du bureau de l’Immigration est peu partagé. Ils notent que même si les passeports sont bien contrôlés dans les aéroports, cette vérification sera toujours aléatoire aux frontières terrestres. «Le pays devra faire un effort pour passer du statut de pays émergent à celui de pays développé» prévient Michel Frebourg. Mais se mettre aux normes signifierait aussi abandonner certaines sources de revenus informelles, ce qui laisse certains penser que cette relative impunité sera encore de mise quelque temps.
Une répression largement perfectible
Cinq ans de prison et 240 dollars d’amende. Voire même 6000 bahts seulement selon Mme Julannie, assistante de direction au Département des prisons (ministère de la Justice). C’est tout ce que risque un trafiquant de faux passeports, pour falsification de documents thaïlandais ou possession de documents volés. Une peine de prison à laquelle il est apparemment facile de se soustraire en allongeant quelque menue monnaie. «Il y a un problème au niveau de la législation, confie un représentant de la police française en Thaïlande. Posséder 20 grammes de drogue pure est passible de la peine de mort, alors qu’un trafiquant de faux passeports ne risque presque rien. L’interprétation de la législation a laissé ce trafic se développer pendant des années.» Il regrette que le même scénario se reproduise mois après mois: «En général, l’arrestation est très médiatisée, mais on ne sait jamais ce que la personne arrêtée va prendre. Quand on reprend les affaires qui ont fait les gros titres de la presse locale et qu’on regarde où sont les contrevenants six mois après… on a des surprises!» continue le policier. Brigitte Aouat aurait par exemple été relâchée quelques mois après son arrestation. «Soi-disant, ils n’avaient pas assez d’éléments contre elle» confie une source.
Il faut dire que, jusqu’à présent, seuls les documents thaïlandais étaient considérés comme officiels. «Le droit thaïlandais considérait les passeports étrangers comme de simples documents, regrette le général Suwat, commissaire du bureau de l’Immigration, ce qui explique la légèreté de la peine encourue lorsque ceux-ci étaient falsifiés. Maintenant, la justice envisage un emprisonnement sans possibilité de sursis pour ce type de délit.» Michel Frebourg, attaché de sécurité intérieure à l’ambassade de France, confirme que suite aux pressions internationales, un nouveau système est en train de se mettre en place. «La peine maximum encourue devrait passer de 2 ans actuellement à entre 7 à 10 ans de prison», affirme-t-il. Quatre cent dix Asiatiques, quinze Européens, quinze Africains et deux Américains seraient actuellement emprisonnés pour possession de faux documents, selon le Département des prisons. Le contrôle de ce type de criminalité se heurte à d’autres problèmes plus techniques, qui ont déjà affecté les recherches de personnes suite au tsunami, comme la transcription des noms étrangers par les fonctionnaires thaïlandais. «Le nom d’une personne arrêtée cinq fois peut être écrit de cinq manières différentes» soupire Michel Frebourg.
Le véritable regret des autorités françaises réside dans le fait qu’on ne remonte pas réellement les réseaux et que de véritables enquêtes ne voient pas le jour. «Les Thaïlandais ont fait un gros travail sur le trafic de drogue, ils ont gagné en crédibilité, mais ils ne font pas encore la même chose pour les faux documents, confie une source proche du dossier. Il faut qu’une chose rentre dans les mentalités: les faux documents sont le support de la criminalité nationale et transnationale. Le problème est que cela ne touche pas directement la Thaïlande. Des personnes se sont exprimées dans les journaux pour dire que ce trafic ne nuisait pas à la sécurité des Thaïlandais, que cela rapportait de l’argent, et que ce n’était donc pas aux autorités thaïlandaises de s’en occuper.»
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