Notre collaborateur et chroniqueur Yves Carmona a accepté de dresser, pour Gavroche, le portrait de grands dirigeants asiatiques. Ancien Ambassadeur de France au Népal et au Laos, il nous plonge dans les méandres de l’histoire. A lire sans modération !
Aung San Suu Kyi (ASSK), d’abord une histoire de famille
Par Yves Carmona
ASSK bien sûr ? Bon, elle sera évoquée bien sûr mais dynastie oblige, c’est sur son père le major général Bogyoke Aung San que cet article est centré.
Il faut le rappeler, leur pays, la Birmanie, n’a guère connu la démocratie.
Tantôt occupant, tantôt occupé, d’une grande complexité – les « minorités ethniques » y représentent au moins 30% de la population et les religions y ont toujours été multiples – envahisseur ou envahi, le pays a été progressivement colonisé par les Britanniques, d’abord à l’aide du Siam à partir de 1824 alors que d’autres pays de la région l’ont été bien avant lui et il a tout fait pour se défendre contre ses nombreux voisins. Mais la Birmanie est devenue une province de l’Empire « sur lequel le soleil ne se couche jamais » avec pour capitale Rangoun en 1886.
Ce survol historique tente d’éclairer plusieurs étapes par lesquelles ce pays aux nombreux voisins et religions, qui a peu connu la démocratie et changé plusieurs fois de capitale, est déjà passé.
Aung San naît dans la province orientale de Natmauk, dans le contexte de la montée du nationalisme birman, l’économie du pays étant accablée à la fois par la dépendance de l’Empire britannique et par les taxes qu’impose la nouvelle administration qui se double de la confiscation par des Indiens, secondant les Britanniques, de postes de dirigeants.
Il vit dans une famille anti-colonialiste, au point pour certains d’être décapités par les Britanniques, entre à l’Université en 1932, ce que lui permet son niveau social, mais après avoir adhéré à un mouvement nationaliste, il crée un syndicat étudiant anti-colonialiste en 1936 auquel il se voue, abandonnant ses études de droit en 1937, et le restera toute sa vie. En 1938, le mouvement anti Britannique mène à la Révolution des 1300 bientôt beaucoup plus nombreux, l’un deux meurt à Rangoon et 17 à Mandalay, Aung San reste 15 jours en prison.
Il est secrétaire général d’un mouvement communiste en août 1939 mais à l’explosion de la guerre en Europe le 1er septembre 1939, il forme le « Freedom Block » et déclare inacceptable l’entrée en guerre de la Birmanie sans discussion ni consultation des textes légaux, rejoint le « Burma Revolutionnary Party », branche secrète de la Dobama Asi Ayone et se rend en Inde où il rencontre Gandhi et Nehru, ce qui lui vaut d’être arrêté avec eux par les Britanniques.
A la recherche de soutiens armés à l’indépendance, il prend contact avec le Japon qui repose notamment sur le colonel Suzuki, chargé de rassembler des informations en vue de l’invasion du pays. Aung San et 29 autres indépendantistes débarquent sur l’île de Hainan, administrée par les Japonais depuis 1939 pour y recevoir un entraînement militaire.
Le 6 septembre 1941 a lieu une conférence où l’invasion de la Birmanie est décidée, en préliminaire à l’entrée en guerre du Japon contre les Etats-Unis, la Grande Bretagne et les Pays-Bas. Suzuki y fait venir les indépendantistes y compris 200 thaï d’origine birmane et cette armée prend la route de Mae Sot, avec l’essentiel des troupes Japonaises d’invasion.
Fin 1941, l’armée nippone envahit la Birmanie et met sur pied une autorité nationale birmane et un parti unique dont Thakin Nu est le secrétaire général. Le 1er août 1943, lorsque le gouvernement birman pro-nippon est constitué, avec Ba Maw comme leader, Nu devient ministre des Affaires étrangères et le général Aung San ministre de la Guerre. En août 1944, cette jeune équipe, nationaliste mais de gauche, crée une sorte de Front national, la Ligue antifasciste pour la liberté du peuple (Anti-Fascist People’s Freedom League, AFPFL) et, sentant le vent tourner, prend contact secrètement avec les Alliés.
L’AFPFL contribue à la reconquête du pays par les Britanniques qui, face au puissant mouvement nationaliste, semblent disposés dès 1946 à accorder, sous certaines conditions, l’indépendance à la Birmanie. En septembre 1946, Aung San devient président de l’AFPFL, Nu le vice-président et ils expulsent de la Ligue les communistes qui s’opposent à toute négociation avec Londres. Aung San signe avec Clement Attlee le 27 janvier 1947 le traité anglo-birman : l’indépendance sera accordée dans un délai d’un an et le pouvoir sera transféré à un gouvernement démocratique issu d’élections libres. Nu est président de l’Assemblée constituante élue le 9 avril 1947, mais avant même que la Constitution soit adoptée, Aung San est assassiné, le 19 juillet.
Sa fille est née et lui succèdera. ASSK ne se comprend pas sans sa famille.
« The Lady » est née en 1945 dans une famille aisée. Elle aurait pu se contenter de faire des études supérieures à Oxford où elle a connu Michael Aris (1946-1999), éminent tibétologue avec lequel elle s’est mariée en 1972 mais elle est devenue en 1990, à la tête de la LND, l’héroïne non-violente de la résistance de son peuple à la junte au pouvoir lors d’un soulèvement et s’est vu accorder le prix Nobel de la Paix en 1991. Assignée à résidence dans sa maison du lac, elle n’en est libérée qu’en 2010 sans avoir revu son mari avec lequel elle a eu deux enfants : mort à Oxford en 1999.
Comme on sait, libérée sous contrainte, elle a de nouveau été mise en résidence surveillée en 2021 et la junte lui a intenté suffisamment de procès pour qu’elle y finisse ses jours. Au moins n’est-elle pas comme tant d’autres Birmans tuée, protégée sans doute par sa réputation mondiale. Elle refuse de partir, sachant très bien que la junte ne la laisserait pas revenir.
Pourquoi un tel sacrifice de soi alors qu’elle aurait pu se contenter de faire de brillantes études en Angleterre et n’est rentrée en Birmanie qu’en 1989 voir sa mère, vieillissante ? A la fois parce qu’elle a vu la situation insupportable de son peuple et aussi parce qu’étant la fille de son père et bien que l’ayant à peine connue directement, elle a hérité de lui le courage indomptable qui a valu à celui-ci l’assassinat et vaudra à ASSK, peut-être, la détention à vie.
Élue députée deux ans après son assignation à résidence, à l’issue des élections partielles de 2012, elle mène son parti à la victoire aux législatives de 2015, organisées plus librement que les précédentes. L’année suivante, alors qu’une disposition constitutionnelle l’empêche de devenir présidente de la République, elle est nommée ministre des Affaires étrangères, conseillère spéciale de l’État et porte-parole de la Présidence, sa position étant celle d’un chef de gouvernement de facto.
Bien que la Birmanie ait entamé une transition démocratique, le gouvernement auquel elle participe doit composer avec une armée toujours très puissante, ne serait-ce que parce que la Constitution de 2008 lui réserve un certain nombre de sièges.
ASSK est d’abord birmane. Elle a déçu l’opinion publique occidentale parce que Ministre de facto des affaires étrangères, elle a soutenu devant la Cour internationale de La Haye la position de la junte selon laquelle les Rohingyas, musulmans, ne sont pas birmans. Pas libre, comme les faits n’ont pas tardé à le montrer, ou sincèrement convaincue que les traitements inhumains infligés à ce peuple musulman ne sont pas l’affaire de la Birmanie ?
En février 2021, quelques mois après des élections ayant renforcé sa majorité au Parlement, elle est renversée par un coup d’État militaire, situation qui ne fait que s’aggraver.
Enfin, le général Aung San doit également être perçu dans son environnement politique.
L’anticolonialisme reste plusieurs années le plus fort et c’est U Nu (1907-1995), son successeur jusqu’en 1956 qui proclame l’indépendance en 1947, mais avec face à lui une insurrection communiste et une de minorités contre laquelle il faut appeler à la rescousse notamment le général Ne Win qui établira sa dictature en 1962. U Nu est un socialiste neutraliste, un des organisateurs de la conférence afro-asiatique de Bandoeng (1955) qui reste fondatrice du non-alignement.
Dag Hammarskjöld, économiste suédois de 47 ans, le plus jeune que l’Organisation des Nations Unies ait connu, en a été secrétaire général de 1953 à 1957 et réélu jusqu’à sa mort dans un « accident » d’avion au Congo belge en 1961 alors qu’il essayait d’être l’intermédiaire de négociations entre le gouvernement central et les rebelles après avoir créé les forces de maintien de la paix (PKO). Cela déplaisait à certains : un témoignage de 2011 affirme que l’accident était un meurtre.
Son successeur a été le birman U Thant de 1961 à 1971. Il est mort d’un cancer et était tellement détesté par le général Ne Win, dans son refus de lui rendre honneur, que son cercueil a été porté par un groupe d’étudiants sur les lieux où Ne Win avait fait détruire en 1962 les locaux de l’Union des étudiants. En ce temps-là, le Secrétaire Général des Nations Unies prenait des risques, notamment celui du compromis, et c’est aussi en cela que la Birmanie d’aujourd’hui est concernée.
Commentaires : Le sort funeste de la Birmanie sous la junte ne cesse de s’aggraver sous l’effet d’une répression plus féroce que jamais, de la fuite des Birmans quand ils le peuvent, de la Covid qui là comme ailleurs n’est pas terminée mais aussi des cyclones d’une gravité particulière dans ce pays démuni faute d’un traitement efficace par l’autorité politique alors que la Birmanie est si belle, de la montée des eaux, etc.
Tout ce qu’on peut espérer, c’est qu’un regard sur le passé aide à mieux comprendre ce pays ruiné et permette un autre avenir.
Yves Carmona