Chaque 11 novembre, la question de notre mémoire se pose. Que reste-t-il de cette «der des der» qui n’en fut malheureusement pas une ? Du coté de la Thaïlande, la réponse est plus claire. Voici pourquoi !
Le 22 juillet 1917, le royaume de Siam et son monarque Rama VI déclarent la guerre à l’Allemagne. Pour prouver l’engagement militaire de la Thaïlande auprès des forces alliées, l’entourage du roi décide de constituer un corps expéditionnaire et de l’envoyer combattre aux côtés des troupes françaises. Cette décision, abrupte, a de quoi surprendre. Pourquoi un engagement aussi tardif ? Pourquoi choisir le camp de la Triple Entente, en dépit des liens commerciaux que la Thaïlande entretenait alors avec l’Allemagne ?
Il s’agit, d’une part, de prouver que le Siam est un État moderne, ouvert sur l’Occident, et capable d’assurer des responsabilités internationales. Depuis la fin du siècle dernier, le Royaume est en effet gravement affaibli, contraint de céder de plus en plus de territoires aux puissances européennes qui consolident leurs empires coloniaux en Asie. En 1893, le Siam dû se résoudre à signer des « traités inégaux » après l’incident naval de Paknam qui l’opposa à la France. Ces traités lui imposèrent notamment de céder ses territoires à l’Est du Mékong – le Laos intègre ainsi l’Indochine française – et d’accepter de très sévères pénalités commerciales en faveur de la France et de l’Angleterre, appelées « privilèges d’extra-territorialité ». En acceptant de combattre du côté de la France et de l’Angleterre, Rama VI espère ainsi, en cas de victoire, renégocier la place de la Thaïlande dans le monde de l’après- guerre.
Le corps expéditionnaire
Un débat intense anime d’autre part les cercles intellectuels en Asie sur la nécessité ou non d’adopter la technologie des pays occidentaux. A cet égard, le discours du ministre de la Guerre, lors de l’appel aux volontaires lancé dans le Royaume en septembre 1917, est explicite. Trois objectifs sont en effet assignés aux futurs combattants thaïlandais : représenter fièrement le pays, soutenir la Triple Entente, et rapporter des méthodes « nouvelles» de combat pour les écoles de l’armée du roi. C’est dans ce contexte, que commence l’aventure du corps expéditionnaire siamois, débarqué à Marseille le 30 juillet 1918, sous le commandement du général Phraya Bijai Janriddhi. Dès son arrivée, ce corps expéditionnaire de 1 294 soldats (dont 71 officiers) est scindé en deux groupes : d’un coté 418 hommes, pré-sélectionnés à Bangkok pour suivre une formation de pilotes (les premiers vols militaires ont été effectués en Thaïlande dès 1913). De l’autre 876 soldats désignés à servir dans le cadre d’opérations de soutien (transport, infirmiers, mécaniciens).
Le corps des transports mécanisés est formé à Lyon, puis à Dourdan (Seine-et- Oise), tandis que les pilotes débutent leur entraînement sur les bases d’Istres, Pau, Biscarosse et Avord, lesquelles accueillent au total 9 000 soldats étrangers. Les officiers thaïlandais, sous la supervision d’instructeurs français et britanniques, apprennent, notamment, à voler sur le Blériot XI, l’un des modèles développés par le fameux aviateur, et sur les premiers hydravions. Cette période de formation, qui s’étend d’août à septembre 2018, a été solidement documentée car elle symbolise la coopération internationale de nations alliées, mais aussi l’expertise technologique que la France revendique alors dans l’aviation militaire naissante. Symbole fort de cette nouvelle entente, le prince Charoon, représentant de Rama VI, effectua d’ailleurs, après l’armistice, une visite officielle en février 1919 à Pau, où continuent de se former des officiers thaïlandais. Sur ces deux photos d’archives, nous pouvons ainsi voir le prince assister à un exercice de tirs à la mitrailleuse, puis au décollage d’un hydravion. Sur place, les pilotes ont bénéficié de conditions de vie que nous qualifierions aujourd’hui de « privilégiées », inhérentes au prestige conféré par leur statut d’aviateur. L’ensemble du corps expéditionnaire a porté, pendant son séjour en France, la tenue kaki du combattant des tranchées, ce qu’illustre très nettement la photo que nous reproduisons en une. Remarquons toutefois que le casque des soldats portait un insigne spécifique. Côté popote, les poilus du Siam ont été nourris à la même enseigne que leurs homologues, puisqu’il est même possible de reconnaitre des miches de pain sur les photos de groupe. A ceci près… qu’une ration de riz leur était distribuée en supplément !
Une force non combattante
Plusieurs historiens font état de tensions, parfois très fortes, entre les soldats du Corps expéditionnaire et leurs hôtes français. Dans une note publiée en 1982 par le Journal of Siam society, l’historien Keith Hart évoque des problèmes récurrents de communication, liés à la barrière de la langue, et décrit un commandement français dépassé par l’arrivée de ces soldats, dont la présence était davantage justifiée par des impératifs diplomatiques que stratégiques. L’historien, explique, par exemple, que les pilotes siamois avaient été formés en Thaïlande selon des procédures différentes que celles qui avaient cours en France, et que les aviateurs thaïlandais auraient été installés à Istres car les autres bases étaient déjà saturées de personnel. Stefan Hell, auteur d’un ouvrage récemment publié sur le sujet, enfonce le clou en expliquant qu’une série d’incidents et d’incompréhensions mutuelles ont conduit au bord de la crise diplomatique, à tel point que Rama VI et ses conseillers ont envisagé, au début de l’automne 1918, de rapatrier prématurément le corps expéditionnaire.
La vérité des archives
Quelle que soit la véracité de ces faits rapportés, très difficiles à appréhender un siècle plus tard- l’examen des archives photographiques du fort d’Ivry apporte un autre éclairage sur cette période intense que fut la veille de l’armistice. La centaine de photos que nous avons pu consulter révèlent des instants pris sur le vif, loin du front, troublantes par la proximité qu’elles établissent avec le spectateur. Sur ces plaques de verre, d’une grande netteté, nous découvrons, dans les coulisses des rencontres officielles, des sourires insouciants, des repas partagés, où se laisse deviner une complicité entre les volontaires siamois et leurs partenaires français. Ces photos interpellent car les tranches de vie paisible qu’elles dévoilent nous montrent une facette méconnue du conflit, loin de la brutalité des combats qui faisaient rage, au même moment, quelques centaines de kilomètres plus à l’Est.
Selon les sources, le corps des transports mécanisés aurait été partiellement engagé sur le front, quelques jours avant l’armistice. Le corps aérien, en revanche, n’a jamais combattu, tout simplement parce qu’il était encore en formation lorsque l’armistice fut déclaré. Keith Hart, en s’appuyant sur des archives d’époque, rapporte par exemple que l’état-major français était hésitant à en- gager des pilotes thaïlandais sur le front, faute d’avoir pu tester leur capacité de résistance en haute altitude.
Mission modernisation
Selon Stefan Hell, ces hésitations auraient été levées par le ministère français des Affaires étrangères, qui demanda au Commandement du Nord-Est d’intégrer le corps mécanisé à l’armée d’occupation lorsque les Alliés franchirent le Rhin. Le corps des transports motorisés fut ensuite cantonné à Neustadt, jusqu’en juillet 1919, tandis que le corps aérien participa à des missions de surveillance le long de la frontière. D’après l’historien, c’est cette décision qui permit de sortir de l’ornière diplomatique en permettant à la Thaïlande de prouver sa contribution à l’effort de guerre. La mission principale du corps expéditionnaire stationné à Neustadt fut de s’assurer du respect de l’armistice. Les soldats restèrent en Allemagne jusqu’au 28 juin 1919, date d’ouverture de la conférence du traité de Versailles, quand bien même leur rapatriement débuta dès mars 1919. En septembre, les derniers poilus du Siam rentrèrent au pays, laissant derrière eux une poignée de pilotes qui poursuivirent leur formation dans les camps de Pau et Biscarosse. De retour chez eux, ces derniers, grâce à leur expérience de vol acquise en conditions réelles, aidèrent la monarchie à se doter d’une aviation moderne.
Bilan diplomatique
La participation de ces soldats au premier conflit mondial inaugura également une coopération militaire poursuivie jusqu’à nos jours entre la Thaïlande et la France. Chaque année, l’Ecole Spéciale Militaire de Saint-Cyr accueille en formation un officier thaïlandais. Parmi les personnalités notables de l’élite thaïlandaise formées en France, citons, notamment, le Prince Nakkhatra Mangala (le père de la Reine Sirikit), formé à Saint-Cyr en 1918, le maréchal Plaek Phibunsongkhram formé l’école d’artillerie de Fontainebleau après la première guerre mondiale ainsi que le Général Boonrawd Somtas, ancien élève de Saint Cyr et de l’Ecole de guerre à Paris, ministre de la Défense en 2006-2007 dans la junte militaire dirigée par le Général Surayuth Chulanond. Pour épisodique qu’il fut, l‘envoi en France de ce contingent thaïlandais de 1294 hommes mérite donc que l’on s’y attarde. Tout d’abord, il constitue un très rare exemple de la participation volontaire d’un pays lointain et non colonisé à l’effort de guerre mené par la Triple Entente.
Cette rencontre entre deux mondes témoigne également de l’appétence des élites politiques et militaires asiatiques pour la modernité occidentale et sa technologie. Pour mieux comprendre la décision du Roi Vajiravuth ( Rama VI) d’envoyer un corps expéditionnaire se former en France. Rappelons que seul le Japon, vainqueur de la guerre russo-japonaise en 1905, pouvait alors se targuer, en Asie, de bénéficier d’une excellence militaire à la hauteur des occidentaux. Grâce à ses officiers formés sur le terrain, la Thaïlande rejoint ainsi le club très restreint des puissances asiatiques initiées aux techniques de la guerre moderne. Le coup de dés fut donc payant pour Rama VI qui, grâce à un engagement humain extrêmement limité, parvint à rehausser le statut diplomatique de son pays en s’affichant dans le camp des vainqueurs. Signal fort adressé à la communauté internationale, la Thaïlande participa à la Conférence du Traité de Versailles puis compta parmi les membres fondateurs de la Société des Nations l’année suivante. Entre 1925 et 1930, elle obtint la révocation des privilèges d’extraterritorialité, derniers reliquats de la guerre franco-siamoise de 1893.
Thibaud Mougin
Photos: ECPAD
L’histoire ne s’arrête pas la, parce que la France et la Thaïlande furent aussi alliées dans l’OTASE, et si la France est allée à Dien Bien Phu, c’est parce qu’au-delà de Luang Phrabang, le communisme menaçait Vientiane et… Bangkok. La France a bien versé son sang pour la Thaïlande en 1954.