Notre ami et chroniqueur Yves Carmona nous a fait part voici quelques jours du récit de son récent voyage au Japon. Nous avons attendu, pour le publier, que la séquence diplomatique et géopolitique du G20 et de l’APEC se termine. Laissez vous accompagner au pays du soleil levant par cet excellent connaisseur de la société japonaise…
Par Yves Carmona
La Covid puis une politique très restrictive vis-à-vis de l’entrée dans le territoire avaient écarté du Japon pendant près de 3 ans l’auteur de ces lignes. C’est donc avec soulagement qu’il y a passé 35 jours, comme indiqué sur le visa encore nécessaire au départ pour y accéder.
Une bonne partie de sa famille, de ses amis et de ses souvenirs y vivent, cet article sera donc plus personnel que d’habitude et pose de façon récurrente la question : qu’est-ce qui reste, qu’est-ce qui change dans ce pays réputé immuable ?
– Ce qui a changé ou commencé de changer
Tôkyô, une des plus grandes villes du monde , où comme ailleurs le rêve est d’avoir une maison et un jardin, n’en finit pas de chercher des solutions. Le japonologue Edward Seidensticker raconte dans « Tokyo rising » (1990) que les urbanistes du GHQ avaient conçu après la guerre un plan d’aménagement rationnel de la capitale, mais comment convaincre les survivants qui s’étaient immédiatement réinstallés où ils pouvaient que leurs titres de propriété ne leur en donnaient pas le droit ? Au bout d’un an et demie, les autorités américaines d’occupation y ont renoncé, c’est pourquoi même les Japonais continuent de s’y perdre !
Alors, Tôkyô n’arrête pas de chercher des solutions au fouillis urbain et au surpeuplement. La densité dans les grandes villes augmente et avec elle les immeubles. Une amie, voyant ce phénomène jusque dans sa cage d’ascenseur, s’écria « Tôkyô, c’est une grande ville ! » et le soir montrait un peu partout les lumières de la Ville.
Une solution est le télétravail. Là où nous avons eu la chance d’être accueillis, il est quasiment permanent, on ne se réunit au bureau que deux fois par an. Moins de transports (en commun car ce qui n’a pas changé, c’est l’inutilité d’une voiture en ville), moins de fatigue, moins d’espace pour l’entreprise qui transfère le besoin à ses salariés, ce qui fait débat. A se demander parfois si le métro, souvent vide aux heures creuses, est encore rentable.
Le métro, Il y a 20 ans, il était courant d’y voir lire des journaux en papier mais on n’en voit presque plus aujourd’hui. Chacun sur son « smapho » (smartphone), souvent avec des écouteurs sur les oreilles, on est donc refermé dans sa bulle ;
* la TV classique est concurrencée par un grand nombre de web magazines comme ABEMA news. Les chaînes de TV existantes se partagent entre la NHK, sérieuse mais bien corsetée, moins écoutée et les chaînes privées ou la NHK dans sa version payante qui font une large place au divertissement. Cependant chez les moins jeunes, le standard reste le « drama » quotidien de la NHK comme « Tora-san », cette histoire inusable aux 50 épisodes qui représente les joies et les peines du Japon profond avant que la bulle financière ne le transforme dans les grandes villes. A Ine, préfecture de Kyôto, le temps semble s’être arrêté et on y est fier d’avoir été choisi pour un de ces morceaux de bravoure ;
* ce qui n’empêche pas l’uniformisation de progresser. Un pionnier : Mori avec ses tours géantes et jumelles qui ont transformé le quartier Roppongi à Tôkyô ; maintenant, bien peu y échappent et sans la caution d’un musée d’art contemporain, c’est simplement l’argent qui fait la loi, comme autour de chez ces amis qui jouissent encore – c’est rare à Tôkyô- d’un jardin et voient avec inquiétude le propriétaire-occupant approcher des 90 ans ou cette maison de Kyôto qui résiste, entourée de « maisons aux mille fenêtres »…
* C’est aussi le besoin d’argent qui rend obligatoire le travail féminin dans un pays où, comme ailleurs même si ça se voit moins, les inégalités s’accroissent ;
* car le vieillissement est inéluctable dans un pays qui compte déjà plus de 86 000 centenaires et où la population a commencé en 2010 à diminuer ; cela oblige à réfléchir à des solutions. Une amie me disait il y a des décennies que dans son pays, réfractaire à l’immigration, les robots constituaient une solution. La même amie revue récemment était étonnée d’avoir fait une telle déclaration et il est vrai qu’une immigration choisie – il faut parler un peu japonais et exciper d’une qualification pour obtenir, sans sa famille, un visa de travail pour 3 ans – est maintenant régulièrement admise dans le cadre d’accords bilatéraux de libre-échange ;
* une autre parade, c’est l’électrification. Sony et Honda ont conclu cette année un accord de co-entreprise qui verra la mise sur le marché en 2026 de voitures connectées d’abord haut de gamme ; comme de coutume, le MITI devenu METI facilite et encourage la réussite des grands objectifs en mettant autour de la table des entreprises éventuellement concurrentes autour d’une réalisation commune, comme auparavant l’électroménager ou les magnétoscopes.
* en politique intérieure , les funérailles payées par l’Etat de l’ex-Premier ministre Abe Shinzo assassiné le 8 juillet continuent de diviser ceux qui y sont favorables, minoritaires dans les sondages, et la majorité défavorable. C’est une des raisons de la baisse rapide de popularité du Premier ministre Kishida que les médias évoquent quotidiennement.
M.Kishida fait face à d’autres problèmes dont certains sont anciens : la corruption, notamment liée au financement des JO, le pouvoir du PLD assis sur des sectes religieuses. L’assassinat évoqué ci-dessus a été perpétré par un homme hostile à la secte Moon (sa mère et lui-même s’étaient ruinés en dons au guru qui profitait de la secte) et le degré de lien avec un monde politique qui consomme beaucoup de fonds n’a pas fini d’en révéler l’ampleur (tous les jours ou presque une démission pour cette raison).
* problème de fond, le niveau très bas des taux d’intérêt maintenu par la banque du Japon (« Quantitative easing ») dirigée par l’ex gouverneur de la Banque asiatique de développement, M. Kuroda, choisi par le même Premier ministre Abe pour tenter de limiter la hausse du dollar, valeur refuge en temps de crise ; la réalité, c’est que les Japonais se sentent de plus en plus pauvres et certains vont travailler en Australie ou Nouvelle-Zélande où les salaires sont plus élevés.
* la Covid est toujours là avec un gouvernement qui, comme d’habitude, hésite entre intervention et libéralisme. En fait, il continue à pratiquer l’incitation plus que la règle. Typiquement , tout le monde porte le masque sans qu’il soit besoin pour le gouvernement d’en décider car pour les Japonais, il faut surtout éviter de contaminer et embarrasser les autres. Pourtant, après des déficiences initiales, la contagion de la pandémie enregistre dans l’archipel un taux particulièrement faible. Reste que le dimanche par beau temps et le masque sur le nez, les habitants et quelques rares touristes étrangers sortent, tout heureux de retrouver de l’air après tant d’années de restrictions, souvent volontaires.
Ce qui n’a pas changé
La sensation de sécurité. Les Japonais restent extrêmement bienveillants, a fortiori avec un étranger surtout s’il porte un masque comme tous. Les transports en commun sont comme un refuge quand on se perd et on s’est beaucoup perdu…
Le train joue toujours un rôle essentiel, les voies ferrées sont les artères du Japon actif, leur ponctualité et leur propreté sont légendaires. Elle s’impose aussi aux voyageurs, pas question de prendre son temps, le Shinkansen (train rapide) ne s’arrête qu’une minute. Sauf, rappelle Claudine Monteil qui a bien connu S. de Beauvoir : « En 1966, lors de son voyage au Japon, Simone de Beauvoir donne une conférence sur la situation des femmes. Les archives mentionnent 30 000 inscriptions pour seulement 3000 places. Les 27 000 personnes déçues décident alors d’attendre la fin de la conférence pour apercevoir le couple à la sortie. La foule les empêchant de passer et de se rendre à la gare où ils devaient prendre un train, il se passe alors une chose unique au Japon : “on a fait attendre un train pour Beauvoir et Sartre !” Preuve s’il en fallait de l’exceptionnelle popularité des deux intellectuels. »
Aujourd’hui où la francophonie ne dispose plus de ces philosophes mythiques et où les compressions de personnel sévissent aussi, le conducteur du train est aussi celui qui fait les annonces. Comme le racontait un de nos parents conducteur du métro, il est impossible d’empêcher le train de partir en s’y précipitant car une autre rame arrive. Le sachant et étant dûment mis en garde, les voyageurs ne le font pas : ils attendent le train suivant qui ne tarde pas. Et ils y sont bien assis, toujours dans le sens de la marche car tout en observant une rigoureuse ponctualité, les employés se contentent de retourner les sièges avant que le train reparte en sens inverse.
* C’est encore le train qui permet dans un grand confort de découvrir une pimpante station de bord de mer aussi poétique que « le pont de la voûte céleste“ et un peu plus loin Ine où l’on pratiquait la pêche à la baleine jusqu’au 20 ème siècle : s’égarant un peu dans ce site abrité, elles venaient parfois y manger des poissons et se retrouvaient prisonnières et victimes de tout le village qui les chassait au harpon et les enterrait ensuite dans un sanctuaire consacré. Un film vu au Musée de la photo d’Ebisu et tourné par un Japonais représente la même pêche au harpon pratiquée aujourd’hui dans une île indonésienne ; la même chasse à la baleine a incité les bateaux noirs du commandant Perry à menacer le Japon en 1855 car les pêcheurs américains n’y étaient pas assez bien traités, le début d’une longue histoire.
* les Japonaises sont encore brunes : ce n’est pas une information ? Pourtant il y a quelques années sévissait la mode de la blondeur qui n’a plus beaucoup d’adeptes ; en revanche l’habit fait toujours le moine, qu’il s’agisse du costume pour les emplois sérieux ou du « cosplay » pour s’amuser – une Japonaise me disait avant même que j’aille dans son pays qu’une des qualités de l’archipel, c’était de pouvoir s’y amuser comme un enfant.
* Les manga s’adressent à tous, expliquant l’économie ou la littérature comme distrayant les plus jeunes et leur marché pèse actuellement 670 Mds de yen, plus de 4,2 Mds €.
* les grands édifices comme les temples à Kyôto le Tôji, Sanjusangendô et autres musées nationaux dans les deux dernières capitales, sans oublier la « Sky tower » qui a pris le relais de la « Tôkyô tower » : il s’agissait, pour les JO de 1964, de battre la Tour Eiffel et ainsi montrer que le Japon s’était relevé de la guerre, bis repetita.
* la cuisine : okonomiyaki, poissons en sashimi ou en sushi, oden, renkon, croquettes, yakiniku, soba, udon… on s’épuiserait à énumérer tout ce qui fait de la cuisine japonaise une des plus variées au monde mais aussi en permanente évolution créative, telles ces petites pommes de terre parfumées au citron dans un excellent restaurant de sushi ;
* la publicité, souvent américaine, est omniprésente : médias bien sûr mais aussi train, autobus, etc. Les produits de santé y ont leur place, signe évident du vieillissement ;
* à la fatigue de journées trop remplies- on risque même d’en mourir – succède, souvent l’alcool aidant, le relâchement qui va jusqu’à ce que l’endormi se retrouve au dépôt et ces jours-ci se manifeste dans le « happy Halloween », comme si Toussaint était joyeux ( il ne l’est pas à Séoul où la bousculade a tué comme celle d’Akashi au Japon il y a 20 ans, ce que n’ont pas oublié les médias et la police de l’archipel, sur les dents pour que cela ne se reproduise pas) ;
* Gigantisme urbain : un pionnier a été Mori avec ses tours de dizaines d’étages et jumelles qui ont transformé Roppongi ; maintenant, bien peu y échappent et sans la caution d’un musée d’art contemporain, c’est simplement l’argent qui fait la loi comme chez ces amis qui jouissent encore d’un jardin et voient avec inquiétude le propriétaire-occupant approcher des 90 ans…
* les débats autour de la sécurité assurée par Traité par l’armée américaine, le Japon n’ayant pas le droit d’après sa Constitution de faire la guerre. Avatar actuel, le transfert de la base américaine d’Okinawa de Futenma à Henoko, un serpent de mer depuis des décennies car les habitants d’Okinawa qui subissaient déjà le poids de la guerre a partir de 1943 s’y opposent ;
*et enfin puisqu’il faut bien parler géopolitique, s’il est bien un domaine où bien peu a changé depuis la guerre c’est bien celui-là. Le Japon reste entouré de pays hostiles ou adversaires : pas de traité de paix avec l’URSS puis la Russie depuis qu’ont été occupés les Territoires du Nord du Japon, franche hostilité de l’ex-colonie nord-coréenne : les missiles tombés quasiment tous les jours en mer du Japon de préférence tôt le matin entretiennent la tension, réveillant au passage un ami lecteur et de nombreux autres responsables et simples citoyens. Pyongyang en a lancé plus de 50 depuis le début de l’année – c’est devenu une telle routine que les gens pensent à autre chose en espérant que ça ne leur tombera pas dessus, surtout avec une charge nucléaire ; avec la Corée du Sud, seule autre démocratie de la région, le traitement des « femmes de réconfort » autrement dit livrées à la soldatesque japonaise au pire moment de la guerre en Asie et Pacifique continue de dresser les gouvernements l’un contre l’autre ; enfin la Chine qui pourrait se transformer en ennemi si le Japon était entraîné dans une guerre entre la Chine et Taïwan.
Mais que feraient les Etats-Unis si cela avait lieu et le Japon serait-il atteint par ricochet ?
La présidence Trump a montré que les Etats-Unis restaient en proie à l’obsession du MOGA et les élections de mi-mandat n’ont pas été pleinement rassurantes. Le Japon peut-il compter sur eux ?
Pour terminer, ce récit de voyage a été plus long que de coutume mais comment choisir entre tant d’impressions ? Merci de l’avoir quand même lu.