Pour Gavroche, Patrick Chesneau observe et commente les mœurs de la Thaïlande d’aujourd’hui. Sans jamais oublier celle d’hier…
Quand la flamme surgit des entrailles de la carriole brinquebalante et s’élève en bourrasque furibarde, on frémit délicieusement… Les toitures des maisons attenantes s’empourprent. La colonne de feu crépite et réchauffe instantanément les cœurs. Les prunelles des badauds rougeoient dans la nuit. En Thaïlande, la cuisine de rue est d’abord un spectacle de sidération.
Ce soir-là, scène presque ordinaire à Yaowarat, l’artère emblématique du quartier chinois. Un cadre rêvé pour déclarer son impétuosité amoureuse à une dulcinée de circonstance. Mais, à vrai dire, la street food se love partout dans la Cité des Anges. Sans elle, que serait la ville géante? Probablement, un quadrilatère désincarné. Car, partout, elle lui colle à la peau. La cuisine du dehors est même la chair qui palpite de cette mégapole insatiable.
Une liturgie de plein air, au coin de ruelles tortueuses, à même le trottoir, coincée entre un 7-Eleven clinquant et une mom & pop shop (petite épicerie traditionnelle) défraichie.
Seulement à l’abri d’un auvent, d’un bouquet de parasols siglés d’une marque de bière, Chang ou Leo dans la plupart des cas, et d’une toile cirée tendue par trois pinces à linge entre deux câbles électriques. Quand la notoriété grandit, le point de vente étriqué a la coquetterie de s’élargir en échoppe. Deux tables bancales et trois tabourets en plastique de couleurs criardes suffisent alors à camper le décor du bonheur nutritif annoncé. Sommaire mais pimpant, presque bariolé. Habituel sous ces latitudes qui s’étirent avec nonchalance entre Mékong et Chao Phraya, les fleuves nourriciers. Mieux qu’un objet de curiosité, la restauration traditionnelle est un art consommé. Reconnu par tous. Quelle que soit l’heure, par temps de canicule ou de mousson, s’agglutine toutes narines frémissantes une clientèle à l’indéfectible fidélité. Hommes, femmes, jeunes et vieux, toutes les générations partagent une forme d’attachement tripal à ce patrimoine immémorial. En pleine jungle urbaine, quand les estomacs crient famine, un étal de street food est une oasis salvatrice.
Il faut reconnaître que ce décor de bric et de broc préfigure toujours un festin.
Derrière une batterie de cuisine étonnamment rudimentaire, on s’active au rythme d’une gestuelle frénétique. En un tournemain, s’organise une chorégraphie ritualisée entre réchauds de fortune et braseros majestueux. Les ustensiles exécutent un ballet aérien millimétré. Chaque levée du coude a la valeur d’une marque déposée. Préparer des plats représentatifs d’une gastronomie simple, ordinaire, sans affèterie mais invariablement savoureuse. Voilà le défi que les poka mèka (vendeurs vendeuses) relèvent mille fois par jour d’un bout à l’autre du pays du sourire. Dans une variété de cuissons relevant quasiment d’une forme de science ésotérique, les nouilles, le riz, le porc, le poulet, le poisson, les œufs se bousculent dans les bols fumants ou les assiettes en inox…quand elles se piquent de modernité. Les piments, quant à eux, sont toujours plus rouges, vif vermillon pour les plus audacieux, tant ils ont hâte d’incendier les gosiers.
Dans les énormes récipients, les fameux wok indissociables de l’Asie, les ingrédients et condiments les plus divers se livrent à une constante sarabande. Ils sautent, tressautent façon trampoline pour garantir un assaisonnement impitoyable. Surtout si la marchande a la main leste, généreuse au-delà du raisonnable. Pour la foule abonnée du lieu, le délice est d’abord visuel et olfactif. En lieu et place de menu, c’est un festival de saveurs et d’odeurs. Le goût et les couleurs. Repérage express devant les rangées de marmites, de faitouts, de bassines, de baquets. Confrontés à un tel assortiment, pas d’autre échappatoire que de saliver. On se lèche les babines avant de jeter son dévolu sur un mets particulier. L’appel du pad kaw mu ou du khaw paad est soudain irrésistible. Idem pour d’autres plats de légende, tom kha kai, pad krapaw, khaw man kai ou encore le pla krapong tot nam pla, tous arrosés d’un cha nom yen revigorant. Aroy…aroy maak (délicieux, succulent). Cette nourriture roborative, à déguster sur place ou klap baan (à emporter) dans des cascades de tung plastik (sachets en plastique) est donc la cause de millions de révolutions de palais en ce Royaume de Siam.
Pour un budget modique, les papilles sont assurées du régal. Certes, nombreux sont les Thaïs qui cèdent, par ailleurs, aux sirènes de la fast-food internationale, source d’une obésité préoccupante chez les jeunes, mais le constat demeure : sans faillir, ils continuent de raffoler de cette gastronomie d’appoint si inventive. Surtout quand les citadins ont leurs racines en province. Leurs péchés mignons sont alors ces spécialités qui fleurent bon les campagnes, le plus souvent isaan (Nord-Est de la Thaïlande) ou lanna ( l’ancien Royaume du nord ). Place à une litanie du plaisir: larb moo, nam tok moo, kor moo yang, kai yang, sai krok. Au rayon soupes, mention spéciale au tom saep ou au khao soy.
Pour le voyageur à la curiosité aussi aiguisée que l’appétit, ce sabir en farandole peut déconcerter mais quelle réjouissante aubaine ! A immortaliser en un déluge de selfies. De cette restauration à la bonne franquette, sauce thaïe, le bourlingueur venu d’Occident ne possède à priori aucun code. En définitive, peu importe. Il suffit de goûter en mode bouchées doubles pour capter instantanément l’identité d’une ville et l’âme d’un peuple.
Patrick Chesneau
Good luck!
Merci pour cet article très pimenté ! Je ne suis pas retournée à Bangkok depuis la pandémie…la street food me manque et je salive d’avance à l’idée de la retrouver!
Yaowarat chinatown : y’a pas mieux à Bangkok pour la street food