Coup de projecteur sur la situation en Birmanie sous la junte militaire avec notre chroniqueur François Guilbert. Une actualisation indispensable des rapports de force politique après la dissolution du parti d’Aung San Suu Kyi, la Ligue Nationale pour la démocratie.
En ayant imposé le 26 janvier aux 93 formations politiques du pays de se réenregistrer sous deux mois et en offrant la possibilité à de nouvelles de se faire connaître, la Commission électorale de l’Union (UEC) a redessiné à marche forcée les contours de l’espace politique birman. Mais paradoxalement ses choix obèrent la crédibilité du processus électoral que la junte dit vouloir tenir. Dorénavant, le monde politique de l’Union du Myanmar ne comprend plus que 63 acteurs légaux dont un grand nombre sont des relais historiques de l’armée ou des sympathisants à son rôle central dans les institutions. Pour y parvenir, l’UEC s’est prêtée à une manœuvre visant à éradiquer toute forme d’opposition partisane dans l’espace public puisque les partis autorisés ont gagné 8 fois moins de sièges en 2020 que ceux qui n’ont plus d’existence légale. Pour tenter de faire croire à un renouvellement important de la classe politique, 23 % des demandes d’enregistrement ont été manifestées à la dernière minute, à la veille même de la fermeture du rôle. Dans la même logique, 38,5 % des partis nouvellement créés ont déposé leurs dossiers le 28 mars (Parti de la démocratie, Parti du peuple Chin, Parti national Khumi, Parti du développement de l’intérêt national, Parti de la nouvelle force politique nationale, Parti du développement de la vie populaire, Parti de l’union pour la paix et l’unité) et plus de la moitié dans les 8 derniers jours. Mais aucun des nouveaux partis qu’il soit né d’une recomposition ou fondé ex nihilo n’entretient la moindre hostilité au régime militaire en place. Le parti central de l’armée est donc sans rival et assuré de son succès avant tout vote.
In fine, seuls 54 % des partis existants du temps du gouvernement civil ont pu ou voulu déposer une nouvelle demande d’agrément.
Même les incitations financières proposées par l’UEC n’ont pas suffi à convaincre certains leaders de réenregistrer leur formation politique. Il s’en suit une contraction numérique substantielle, aggravée par un geste juridique aussi radical qu’ostentatoire : la dissolution formelle de 40 entités ayant eu la possibilité de se présenter devant les électeurs lors des scrutins pré-coup d’Etat. Non seulement il s’agit d’un effacement de masse des formations ayant jusqu’ici une base légale mais, avant tout, de celles ayant bénéficié du plus large soutien des citoyens lors des élections partielles de 2012 puis des élections générales du 8 novembre 2020. Quatre des partis désormais interdits (Ligue nationale pour la démocratie (NLD), Ligue des nationalités shan pour la démocratie, Parti démocratique de l’État de Kayah, Parti national Ta’ang) ont remporté, lors de la dernière, consultation 88,8 % des sièges parlementaires nationaux.
Cette nouvelle donne partisane confirme une junte déterminée à faire disparaître, au plus tôt, de la scène toute forme d’opposition. Cela vise, en premier lieu, la formation d’Aung San Suu Kyi et la prix Nobel de la paix elle-même. L’ex-Conseillère pour l’État est incarcérée dans un pénitencier de la capitale. Elle y purge une peine de 33 années de prison mais elle ne peut plus, de jure, présider aux destinées de la formation qu’elle a créée en vertu d’un addendum édicté en janvier 2023 à la nouvelle loi sur les partis politiques. En 35 ans d’existence, c’est la première fois que la NLD est dissoute. Aucun des régimes militaires passés n’a jamais été aussi loin dans la confrontation. Les putschistes d’aujourd’hui s’en prennent à l’existence d’une institution politique très ancrée dans l’Histoire et la société ; un assaut symbolique après avoir tué 63 de ses cadres, pendu par la voie judiciaire un des membres de son Comité central, U Phyo Zeya Thaw, confisqué les biens de 371 militants dont 206 élus et détruit plus d’une centaine de permanences. Empressés, quelques heures après la dissolution, ils font retirer par des hommes en civil les oriflammes en extérieur de la NLD, pour signifier la disparition du parti.
La vindicte est certes liée à l’hostilité viscérale vouée à Daw Aung Suu Kyi par celui qui a renversé son gouvernement par la force mais c’est également un aveu de faiblesse de la junte. Dans ce contexte, la perspective de vouloir organiser des élections devient un prétexte pour recourir à la violence dans tout le pays.
Le Conseil d’administration de l’État (SAC) et ses relais complaisant n’ont même pas réussi à convaincre quelques cadres de la NLD restés au pays et non poursuivi par la justice de faire scission. Des manœuvres politico-diplomatiques étaient pourtant engagées à cette fin depuis la fin 2022. Le SAC était tellement demandeur qu’il a poursuivi, jusqu’aux dernières heures précédentes la fin du réenregistrement, mais il n’a pas réussi. Ses autorités ont pourtant été jusqu’à donner leur aval à ce que des émissaires bienveillants de la NLD soient autorisés à entrer en contact direct avec leur leader. Mais à cette demande de rencontre, ils se sont vus opposer un refus catégorique de La Dame. Inflexible, les 20 et 25 mars, Suu Kyi aurait décliné de rencontrer ceux venus requérir son avis, pour ne pas dire son assentiment à un réenregistrement de la NLD. Cette rebuffade risque de ne pas rester sans suite. Certains militaires l’interprètent comme une non-condamnation voire même un acquiescement à la stratégie de lutte armée assumée par le gouvernement d’opposition (NUG) dont l’architecture est composée de fidèles à la dirigeante de 77 ans. Une conviction qui pourrait bien valoir à la fille du général Aung San de rester durablement à l’isolement total, dans des conditions carcérales difficiles et dans une geôle de la capitale.
Dès lors, force est de constater que l’échec tactique de la junte et de son commandant-en-chef est triple. Par son attitude et sa détermination inchangée, Daw Aung San Suu Kyi a rappelé que la NLD, c’est elle et personne d’autre. Si des compagnons de route ont pu l’abandonner en 2010 pour participer aux élections qu’elle avait décidé de boycotter, aujourd’hui, personne dans les rangs du parti n’est prêt à franchir le Rubicon pour composer avec le pouvoir aux mains du général Min Aung Hlaing. Autrement dit, ceux que les militaires se sont efforcés, depuis la mi-2022, de présenter à l’ASEAN et à la communauté des nations comme étant la frange conciliante et « non-terroriste », le débat sur l’enregistrement des partis à démontrer qu’ils n’ont ni consistance politique, ni légitimité intérieure.
Ce triple revers met à mal les projets électoraux du chef de la junte.
La prise a parti frontale de la NLD a entraîné, sans surprise, les condamnations publiques de nombreux acteurs de la vie internationale (Allemagne, Australie, Canada, Etats-Unis, France, Japon, Royaume Uni, Secrétaire général des Nations unies, Union européenne), indisposé un peu plus des partenaires asiatiques notamment au sein de l’ASEAN mais elle a aussi provoqué un désaveu, plus explicite des Occidentaux et du Japon, sur la manière dont le général Min Aung Hlaing entend conduire son processus électoral. Plus désobligeant encore, en affirmant qu’il n’y aura pas de solution électorale crédible sans la NLD, les Occidentaux rappellent sans détour à la junte que le triomphe électoral de de 2020 est incontestable, que les dérives dénoncées par le SAC n’ont pas altéré la sincérité du résultat proclamé il y a deux, et que si une nouvelle consultation est menée dans des conditions libres et transparentes le parti d’Aung San Suu Kyi l’emportera sans le moindre doute.
A considérer ces messages, le généralissime a délégitimé un peu plus, urbi et orbi, « sa » voie de sortie de crise. De plus, à court – moyen terme, il devra ne pas se tromper sur le sens à donner à la réinscription de certaines formations politiques. Plusieurs d’entre elles ont fait le choix du réenregistrement pour, tout simplement, disposer d’une base légale mais ce geste de survie politique, aussi coûteux soit-il en terme de notoriété voire de respectabilité et assumé comme tel, ne vaut pas nécessairement une association future aux élections générales que chercheront à imposer les militaires. Certes, elles encourront alors, elles aussi, le risque de la dissolution, un parti n’étant légal que s’il participe à chaque consultation dans un minimum de circonscriptions, mais plusieurs se gardent bien de dire ce qu’elles feront le Jour J. C’est notamment le cas du Parti national d’Arakan ou encore du Parti populaire, l’un disposant d’un enracinement certain dans l’Etat Rakhine, l’autre d’un certain renom du fait de son leader venu des rangs de la révolution de 1988 (Ko Ko Gyi).
Pour tout dire, le champ politique d’aujourd’hui ressemble à s’y méprendre à celui d’il y a presque quinze ans.
On y retrouve ceux qui avaient alors fait le choix d’abandonner la NLD en constituant leur propre outil de mobilisation (ex. Parti de la force démocratique nationale, Parti de l’Union pour la paix et l’unité). S’y ajoutent des entités dont les leaders ont rejoint, au cours des deux dernières années, les instances exécutives du SAC (ex. Parti populaire de l’État de Kachin, Parti de la nouvelle démocratie nationale, Organisation nationale Pa-O, Parti national Wan, Parti du Congrès de Zomi pour la démocratie), des alliés historiques (Parti démocratique du peuple du Myanmar, Parti de la force populaire, Parti pour le peuple, Parti public du travailliste public) ou miliciens (Parti de la nouvelle démocratie (Kachin), Parti du développement national Lisu) mais également pour plus de la moitié des formations politiques réenregistrées, les mêmes qui avaient pris le soin en août 2020 d’appeler à l’aide le général Min Aung Hlaing dans leur confrontation électorale avec la NLD (ex. Parti démocrate fédéral, Parti du développement national Lisu, Parti du développement des agriculteurs du Myanmar, Parti national uni de l’État de Rakhine,…).
Autre facteur sans changement, les partis « bamar » sont appelés à dominer les chambres parlementaires puisqu’un seul parti ethnique, le Parti Shan et démocratique ethnique, va concourir à l’échelle nationale. Les 40 autres le feront à titre provincial. Dans certains Etats, la concurrence entre partis régionalistes pourrait favoriser le principal parti relais de l’armée. Le Parti de la solidarité et du développement de l’Union pourra ainsi compter sur de la concurrence intra-communautaire dans l’Etat Shan (7), l’Etat Rakhine (4) voire dans l’Etat Kayin (3), ce qu’il lui facilitera la tâche pour avoir une majorité absolue aux deux parlements nationaux. Pour mémoire, il n’a en effet besoin que de conquérir 26 % des sièges, les 25 % restant lui étant constitutionnellement apportés par les « élus » militaires qui seront désignés par le commandant-en-chef des services de défense.
Si 80 % des partis politiques qui sont autorisés à agir sont des formations à vocations provinciales, certains groupes ethniques sont des grands perdants de la recomposition. Ainsi, les groupes Asho (Etat Chin), Daingnet (nord Rakhine), Lhaovo (Etat Kachin) et Ta’ang (Etat Shan) n’ont plus d’entités politiques propres.
Signe des temps, le dernier mouvement musulman, le Parti du développement national Kaman qui existe pourtant légalement depuis 2010, a, lui aussi, été dissous alors que les partis ultranationalistes proches de la mouvance Ma Ba Tha continuent leur chemin (Parti démocratique de la politique nationale, Parti Wuntharnu).
Peut-être plus significatif encore, dans la liste publiée par l’UEC, il ne figure aucun rassemblement kayah, l’Etat étant plus que tout autre à feu et à sang.
Ce qui est frappant, c’est que toutes ces évolutions dans le paysage politique se font dans la plus grande indifférence de la société. Les électeurs potentiels n’y goutent guère car tous les mouvements de (dé) ou (ré)enregistrement se conduisent sans explication. La presse écrite et télévisée mentionne les mouvements administratifs des uns et des autres mais sans que jamais les leaders des dites entités ne s’expriment sur leurs intentions et/ou leurs programmes. Les leaders de ces formations ne sont même pas évoqués dans les documents rendus publics, a contrario, des adresses des sièges ou des images des emblèmes. La liste des 12 partis nationaux n’a même pas été clairement établie. Dès lors, le désintérêt social est immense et tient également au caractère très incertain du scrutin à venir. Le général Min Aung Hlaing et ses porte-paroles entretiennent, pour le moins, le flou sur ce point. Lors de la journée de l’armée, le 27 mars, le commandant-en-chef s’est contenté de dire que la consultation sera tenue « à la fin de l’état d’urgence » et que « la sérénité et la stabilité sont vitales pour la tenue d’un scrutin ». A défaut de connaître le calendrier de la bataille électorale de demain, les partis dont la demande d’existence vient d’être avalisée ont du travail pour voir confirmer, en dernier ressort, celle-ci. Chaque entité va effectuer un dépôt bancaire, lister ses militants et ouvrir des bureaux dans les circonscriptions. Au total, d’ici la fin septembre 2023, 560 000 dollars vont devoir être versés, 2180 locaux identifiés et 1,240 million de partisans recensés. Un défi collectif mais qui pourrait bien s’avérer, pour quelques partis, insurmontables, notamment dans ses volets humains et immobiliers puisque le pays est en guerre civile sur une partie non négligeable de son territoire.
François Guilbert