Notre chroniqueur géopolitique Yves Carmona, ancien Ambassadeur de France au Laos et au Népal, est un fin connaisseur du Japon. Il revient sur le sommet du G7 récemment organisé à Hiroshima.
Par Yves Carmona
Écrire à la fois sur l’ASEAN, le G7 et le G20 peut paraitre étrange mais en fait l’est moins qu’on ne pourrait croire, pour plusieurs raisons.
Le Japon a réussi à Hiroshima, du 17 au 21 mai, sans s’en vanter une convergence examinée dans les chancelleries depuis des décennies mais jamais formellement réalisée : le G7, qui a été créé en 1975 avec les 7 pays alors les plus industrialisés dont l’archipel 2ème économie mondiale, et le G20, qui existait déjà aux niveaux des ministres des finances et gouverneurs de banques centrales a été porté au sommet en 2008 pour résoudre au plus haut niveau la crise systémique de l’économie mondiale. En effet, la gravité en a paru telle à la suite de la faillite des « subprimes » que cette crise d’abord locale a failli tout emporter.
Seul membre asiatique du G7 et aimant à s’en glorifier, le Japon, président en 2023, a invité aussi plusieurs pays membres de droit du G20 dont des Asiatiques : Inde, Indonésie, Corée du Sud, mais aussi l’Australie, un pays d’Amérique du Sud comme le Brésil, et pour faire bonne mesure des iles comme les Comores (présidente de l’Union africaine) et les îles Cook, Président du forum du Pacifique.
En revanche, « The elephant in the room » comme aiment à dire les anglo-saxons, il manquait une grande puissance asiatique : la Chine. Qui ne s’y est pas trompée en dénonçant le « containment » que signifiaient sa non-invitation et sa mention aux points 51 et 52 du communiqué final. La discussion a dû en être ardue car l’avis porté sur la Chine est très balancé : on y mentionne en premier la volonté de relations constructives et la nécessité de coopérer. Mais l’appel à la paix et la stabilité dans le détroit de Taïwan, les préoccupations sur les droits humains au Tibet et au Sinkiang, la référence aux différends en mer de Chine du Sud ont suffisamment déplu à Pékin pour qu’elle les dénonce. A noter aussi qu’elle est priée de faire pression sur la Russie pour se retirer sans conditions d’Ukraine.
C’est donc un exercice de diplomatie mondiale que le Japon a su mettre en scène cette année. La convergence ASEAN-G7 a été instrumentalisée dans ce sens : l’Indonésie avant l’Inde a présidé, avec une plus grande efficacité que de coutume, le G20 en 2022.
Une récente discussion entre experts organisée par un Think Tank sur le thème « le G20 survivra-t-il à l’ère des rivalités géopolitiques ? » note que l’Indonésie a décrispé une discussion difficile vu le nombre de participants, mais nécessaire car le G7 est trop restreint – club de riches Occidentaux alors que le « global South » réclame une plus grande part aux décisions.
C’est particulièrement vrai des entreprises de haute technologie, qu’il s’agisse de câbles sous-marins, de semi-conducteurs, mais aussi des « technologies vertes » censées permettre à l’agriculture de s’adapter au changement climatique.
Le monde est toujours moins prévisible et les entreprises n’aiment pas. Elles doivent quasiment du jour au lendemain adapter leurs chaines de valeur (« supply chains ») aux sanctions prises contre la Russie mais aussi contre l’Iran. Les non-Occidentaux, en particulier l’Inde, ont beau jeu de dénoncer son hypocrisie en ne s’intéressant qu’à l’Ukraine alors que le Tiers Monde est victime de la crise alimentaire.
D’autres experts du G20 constatent qu’il y a trop de monde aux yeux du « global South » dont les membres poursuivent d’abord leurs intérêts nationaux et que ceux-ci ne sont pas toujours convergents.
Or ils font observer que les institutions multilatérales (OMC, OMS, etc) ne jouent plus leur rôle – Trump n’y est pas pour rien – et laissent le Conseil de sécurité décider de tout, donc (droit de veto) ne rien décider. La bonne mesure d’un « directoire » rénové serait-elle entre 7 et 20 ? On cherche depuis des décennies…
Pour revenir à l’Asie du Sud-Est, malgré sa croissance, l’Indonésie n’est pas à l’abri de lourdes erreurs géopolitiques.
Elle devait organiser cette année la coupe du monde de football des moins de 20 ans et avait gagné contre plusieurs autres pays candidats. 6 villes se préparaient à accueillir les équipes. Las, parmi elles se trouvait celle d’Israël, or l’Indonésie n’a pas de relations diplomatiques avec ce pays, stigmatisé déjà par le Président Soekarno et tout récemment par des partis islamistes et des élus des villes concernées. Paradoxalement, l’Indonésie s’est montrée plus radicale que les quatre États arabes : Bahreïn, les Émirats arabes unis, le Maroc et le Soudan, qui ont signé les Accords d’Abraham, traités de paix qui prévoient l’établissement de relations diplomatiques avec Israël, une initiative du président américain Donald Trump poursuivie par l’administration américaine actuelle.
C’est que de manière discrète, l’enjeu diplomatique est mis de côté quand les relations commerciales (plusieurs centaines de millions USD), y compris d’armement, l’exigent. Les supporters du football, frustrés de grande compétition, eux n’ont pas fait le poids.
D’ailleurs, quels autres pays-membres de l’ASEAN pourraient se hisser dans ce nouveau club ? L’économie la plus prospère est Singapour mais la ville-État s’intéresse surtout à faire des affaires. Le Vietnam pourrait bien prétendre y accéder car il connaît une forte croissance (6,6% officiellement en 2021), seulement il y a une difficulté : comme les autres régimes à parti unique, il ne correspond pas aux normes démocratiques et plus largement de respect des droits humains que son censés défendre les deux clubs.
La démocratie est bien peu présente en Asie du Sud-Est ; même la Thaïlande, qui semble sortir de la crise Covid pourrait de ce fait connaitre une croissance de 3,5% en 2023, surtout parce que les Chinois sont de nouveau autorisés à voyager. Une des économies les plus prospères d’Asie du Sud-Est, elle est entre deux tours d’élections générales, apparemment perdues par le fomenteur de coup d’État le premier ministre-général Prayut mais manifestement ce n’était pas le moment ; quant aux Philippines, autre État « démocratique » non invité, d’autres moyens tant l’influence de l’Asie du Nord est grande dans toute cette région existaient de lui faire passer des messages.
Car l’archipel, omniprésent en Asie du Sud-Est, suit la théorie économique formulée dans les années 30 par l’économiste Akamatsu Kaname, « le vol d’oies sauvages » : un pays (naturellement longtemps le Japon) est leader du vol et ceux qui sont derrière s’industrialisent sous cette domination. Depuis, la Chine mais aussi la Corée du Sud disputent selon les secteurs le leadership à l’archipel dont les industries contribuent largement à la prospérité de l’Asie du Sud-Est.
Notons que l’ASEAN en tant qu’organisation n’était pas à Hiroshima, signe supplémentaire de son impuissance à résoudre les difficultés entre ses membres, alors que la CEE puis l’UE sont membres du G7 depuis des décennies.
Quant au premier ministre Kishida, il a posé en pilier de la diplomatie mondiale et la venue du Président ukrainien Zelensky, qui a tenu la vedette, y a contribué, alors même que les pays du Sud souhaitent que les Occidentaux ne se focalisent pas sur l’’Ukraine. Annoncée par la rumeur puis effectuée après un bref passage par la ligue arabe en Arabie Saoudite, cette visite avait pour principal objectif de faire pièce à son agresseur russe, bien sûr non invité.
Pour le Président Zelensky, homme de médias avant d’être le Président d’un pays courageux, c’était à Hiroshima qu’il fallait être.
La photo de famille, celle qui sera retenue dans l’histoire des G7, a été prise sur les lieux du premier bombardement nucléaire de l’Histoire le 9 septembre 1945, ce qui a permis de formuler avec plus de force la demande de suppression de la menace atomique, en présence de 3 puissances nucléaires – Etats-Unis, Royaume-Uni et France – qui en la circonstance ne pouvaient se dérober ; message à l’égard de la Russie qui a brandi à plusieurs reprises cette menace et que plusieurs invités ont évité de condamner jusqu’à présent.
Le Président indien Modi, dont le pays profite sans vergogne des sanctions occidentales en facilitant leur contournement et le Président brésilien Lula sans doute exaspéré de l’omniprésence américaine en Amérique du Sud, sont deux leaders importants de cette tendance à ne pas vouloir être liés par une guerre perçue comme occidentale.
Une autre crise géopolitique a été également mentionnée dans la déclaration finale : Taïwan.
Il s’agit pour le Japon, qui comme beaucoup souhaite surtout le maintien du satut quo plutôt que la guerre, d’éviter d’être entraîné dans un conflit ouvert où il aurait beaucoup à perdre pour au moins trois raisons.
– Les premiers défenseurs de Taïwan serait Washington. C’est comme par hasard de Hiroshima que le Président Biden a déclaré qu’il permettrait à des pays européens détenteurs de F16 américains de les réexporter en Ukraine (contre des F35 achetés aux Etats-Unis), or les bases militaires les plus proches de l’île rebelle sont au Japon. Comment ferait celui-ci pour rester à l’écart ?
– Le fabricant de semi-conducteurs Taiwan Semiconductor Manufacturing Company (TSMC) produit 60 à 80% des semi-conducteurs les plus sophistiqués (avec entre autres une filiale française du CEA établie à Singapour) ; le Japon en est particulièrement dépendant pour ses véhicules, appareils électroniques, etc. Une guerre mettrait tout cela à mal, c’est d’ailleurs une raison pour que la Chine, malgré ses menaces, s’abstienne pour le moment d’attaquer : elle aussi en est particulièrement dépendante.
– Enfin c’est l’économie mondiale, dont les faiblesses sont bien connues, qui souffrirait d’une guerre.
Mais il n’y a pas que la stratégie géopolitique.
D’autres messages ont contribué à présenter le Japon comme contributeur à la résolution des grands problèmes mondiaux. M. Kishida a reçu les PDG de grandes entreprises juste avant le G7.
Il doit prendre la responsabilité d’une stratégie sur l’Intelligence artificielle, les « fake news », la loyauté des informations. C’est son ministre de la digitalisation, qui a été battu pour l’accès au poste de Premier ministre, Kono Taro, qui le dit dans une interview récente au Mainichi Shimbun.
Au lendemain du G7, les médias nippons, constatant que M. Kishida a bien réussi son exercice de présence mondiale, ce qui a permis à sa cote de popularité de fortement remonter, spéculent sur une dissolution anticipée et des élections triomphales pour le PLD, son parti qui domine la scène depuis l’après-guerre.
Une remarque personnelle pour finir.
Il devient difficile de séparer ce qui relève d’un pays et ce qui concerne tout le monde. A contrario, ce sont les plus pauvres, donc les plus isolés qui ont le moins pâti de la pandémie et de la guerre en Ukraine.
Mais le changement climatique se moque des frontières et il serait illusoire de prétendre y échapper.
La mondialisation, tant décriée ces dernières années, serait-elle de retour ?
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