La revue littéraire «Jentayu» est un bijou d’émotions et de découvertes. Nous ne pouvons que vous inciter à la découvrir et à la parcourir. Le dernier numéro, consacré à l’exil, nous pousse sur les chemins tortueux des départs forcés, et des envies irrépressibles de tout quitter. Nous avons choisi dans le sommaire de la revue ce texte consacré au grand écrivain indonésien Pramoedya Ananta Toer dont nous vous recommandons aussi la lecture du formidable roman «La Maison de verre» aux éditions Zulma.
Nous reproduisons ici le texte publié par «Jentayu» sur Pramoedya Ananta Toer.
Cette note de lecture est extraite d’un article intitulé « Les Souvenirs de Buru de Pramoedya Ananta Toer (1925-2006).
Mémoires et reconnaissances d’un prisonnier politique », d’Étienne Naveau et publié in Alina Crihana et al. (dir.), Communication interculturelle et littérature.
Mémoire, littérature et identité, tome 1 : Les récits de vie : mémoire, histoire et fiction identitaire, Galați, Universitate « Dunărea de Jos », Institutul European, 2013, pp. 84-102.
Longtemps pressenti pour le prix Nobel de littérature, Pramoedya Ananta Toer (1925-2006), dit Pram, fut l’un des plus grands romanciers indonésiens du XXe siècle.
Son œuvre, largement traduite, revêt une dimension autobiographique comprenant souvenirs d’enfance et de jeunesse, ainsi que récit de voyages et de captivités.
Pram connut la prison à trois périodes de l’histoire de sa nation : d’abord à l’époque coloniale, de 1947 à 1949, en raison de son engagement nationaliste, puis sous la présidence de Sukarno (1901-1970), de 1960 à 1961.
En soutenant dans une publication la communauté chinoise d’Indonésie, victime de discriminations, Pram contrecarrait la stratégie politique du chef d’état-major de l’armée qui cherchait alors à brouiller Sukarno avec la République Populaire de Chine.
Mais son incarcération la plus longue et la plus pénible eut lieu sous l’Ordre nouveau (1966-1998) du général Soeharto (1921- 2008).
30 septembre 1965
Ce dernier mit à profit l’assassinat de six généraux du haut état-major de l’armée de terre, le 30 septembre 1965, pour renverser son prédécesseur, en épurant l’armée des éléments qui lui étaient favorables et en le privant du soutien de ses alliés communistes.
Manipulant l’opinion, Soeharto imposa la thèse d’une tentative de coup d’État communiste, déjoué par une armée de terre faisant figure de sauveur de la nation.
Il exploita habilement le mécontentement des propriétaires fonciers, envers une réforme agraire récemment imposée par le parti communiste, pour déclencher de brutales représailles dans les campagnes.
Des centaines de milliers de personnes furent alors massacrées à Java comme à Bali.
Pram avance même le chiffre de trois millions de victimes, prétendant que la répression anticommuniste aurait fait plus de victimes en quelques jours, en Indonésie, que la guerre du Vietnam dans son ensemble.
Pram fut personnellement « mis à l’abri », c’est-à-dire arrêté et incarcéré par l’armée.
Bien qu’il n’ait jamais été membre du parti communiste indonésien, il fut néanmoins victime de la répression pour avoir soutenu le régime de Sukarno, adhéré à l’association culturelle du parti communiste indonésien, l’Institut de Culture Populaire, et effectué à ces divers titres différents voyages en Chine et dans les pays de l’Est.
De 1965 à 1979, il est détenu sans jugement : d’abord à Jakarta, puis sur l’île de Nusakambangan (au sud de Java), en 1966.
Le 16 août 1969, veille de la fête de l’indépendance de son pays, il est déporté à Buru, une île inhospitalière des Moluques, où il restera jusqu’en 1979.
C’est de là qu’il rédige Nyanyi Sunyi Seorang Bisu, titre qu’on peut traduire en français par « le(s) chant(s) silencieux d’un muet » ou « le(s) soliloque(s) d’un muet ».
Lettres de Buru
Publié une première fois en indonésien en 1995, à l’occasion du soixante-dixième anniversaire de Pram, ce livre est aussitôt censuré.
Sa parution avait été précédée, entre 1989 et 1991, de celle de sa traduction néerlandaise, Lied van een Stomme. Brieven van Buru (Chants d’un muet. Lettres de Buru).
Composé par son éditeur et compagnon de déportation, Joesoef Isak, à partir des papiers de Pram, l’original indonésien consiste en un ensemble de textes autobiographiques disparates, adoptant la forme de la lettre ou celle de l’essai et comportant quelques redites.
L’ouvrage comprend 26 chapitres et des annexes répartis sur deux tomes, dont le premier se concentre sur les circonstances de la détention et le second sur la vie de l’auteur avant son départ pour Buru.
À ces textes autobiographiques, s’ajoutent des passages méditatifs consacrés à l’histoire et à la politique indonésienne ainsi qu’une réflexion sur la civilisation.
Comme d’autres récits de captivité indonésiens, le texte de Pram comporte trois aspects : descriptif, expressif et réflexif. Ces trois modalités qui s’entremêlent correspondent à trois strates de temporalité : 1 / le temps bref centré sur le présent ou le passé proche qu’expose le récit de la déportation ; 2 / un temps intermédiaire consacré à la formation de l’auteur, comprenant souvenirs d’enfance, vie conjugale et récit de carrière (études, engagements politiques et voyages de l’écrivain à l’étranger) ; 3 / une sorte de « philosophie de l’histoire » focalisée sur le temps long.
Récit d’exil
Une traduction anglaise signée par Willem Samuels, est publiée en 1999 sous le titre The Mute’s Soliloquy. A memoir.
Cette édition abrégée, qui correspond environ à la moitié de l’original, comporte néanmoins, pour chacune de ces parties, des préfaces originales, dans lesquelles Pram commente son texte et fournit des explications destinées à en faciliter la lecture au public international.
Il n’est donc pas toujours possible de faire correspondre l’original indonésien à la version anglaise.
Cette dernière en recompose la structure en quatre parties. La première d’entre elles est consacrée au récit d’exil, la seconde aux souvenirs d’enfance et à la formation de l’auteur.
La troisième expose une conception du monde en vue d’édifier ses enfants, tandis que la quatrième sert de conclusion.
Cette dernière partie évoque d’abord la libération des détenus et s’achève sur la liste des disparus (laquelle figure en annexe du premier tome de l’édition originale).
L’édition anglaise donne ainsi aux Souvenirs de Buru une cohérence que n’a pas la version indonésienne.
La suite de l’article d’Étienne Naveau sur « Jentayu »
Retrouvez ici « La Maison de verre »
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