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ASIE – FRANCE : Comment Anwar Ibrahim est devenu un ami de la République 3/3

Date de publication : 27/07/2023
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Anwar Ibrahim

 

Troisième volet de la longue chronique rédigée par Édouard Braine, ancien Ambassadeur de France en Malaisie. (1ère partie à retrouver ici et 2ème partie ici)

 

De retour à Kuala Lumpur à la mi-septembre, j’ai demandé au bras droit d’Anwar Ibrahim, mon partenaire habituel de tennis, si je pouvais lui rendre visite. Il m’a demandé de venir sans délai et sans chauffeur. Arrivé au bureau du vice-premier ministre et ministre des finances, Anwar m’a expliqué par geste que nous ne pouvions pas parler à cause des micros installés par les services secrets de Tan Sri Rahim Noor, l’inspecteur général de la police qui sera au cœur de la tentative d’assassinat d’Anwar. Nous sommes sortis par les jardins pour une conversation de plus d’une heure sans équivalent dans toute ma vie de diplomate. Voici le compte rendu succinct de ce dialogue que j’ai rédigé dès mon retour à l’ambassade :

 

Une vie en danger

 

Remerciements chaleureux de mon interlocuteur, qui d’emblée m’explique que sa vie est en danger. Il a reçu la veille la visite de son prédécesseur comme ministre des finances, Tun Daïm fidèle des fidèles du Dr. Mahathir, qui lui a donné le choix entre la mort et l’exil. Il lui proposait de quitter la Malaisie avec sa famille dans les 48 heures. L’alternative serait de mourir du sida, ce qui permettrait au passage de prouver la véracité des accusations de sodomie portées contre lui. Anwar avait refusé ce marché, et avait immédiatement procédé avec les siens à des prises de sang dont les résultats seraient confiés à un médecin australien hors de Malaisie dont les coordonnées m’étaient confiées sous enveloppe fermée. Ceci permettrait de prouver qu’un éventuel décès ne pourrait résulter que d’un empoisonnement. Mon hôte me demanda ensuite de transmettre son appel à l’aide au président Jacques Chirac qui seul, selon lui, pouvait le sauver d’une conspiration, dont l’exécution était confiée à l’inspecteur général de la police, patron des services secrets, que je connaissais bien. Le reste de la conversation était une requête d’ordre personnel, pour faire bénéficier Wan Aziza son épouse et leurs six enfants de la protection française si Anwar perdait la vie.

 

De retour à mon bureau 24 heures avant mon départ définitif de Malaisie,  j’ai eu le sentiment d’avoir la vie du numéro deux Malais entre mes mains. Mon expérience du Quai d’Orsay me disait qu’au-delà d’un compte rendu difficile à rédiger de cette conversation, les procédés de la diplomatie classique seraient d’une faible efficacité pour faire avorter une tentative d’assassinat. Dans le climat de cohabitation après la dissolution suicidaire de Chirac en 1997, la capacité d’intervention du président de la République était limitée. L’essentiel consistait donc à faire savoir indirectement aux conspirateurs que leur projet de tuer le concurrent du Dr. Mahathir était éventé. Un heureux hasard voulait que j’aie négocié avec le chef des service spéciaux Tan Sri Rahim Noor l’ouverture d’une représentation de la DGSE en Malaisie. La solution qui s’imposait était donc de diffuser largement la nouvelle sur des lignes téléphoniques non protégées pour dissuader indirectement les auteurs de prendre le risque d’être démasqués. J’ai donc multiplié mes coups de téléphone auprès de mes interlocuteurs du boulevard Mortier, de leur représentant à Kuala Lumpur, ainsi qu’à deux de mes collègues européens de confiance, dans l’espoir d’être écouté par les services Malaisiens.

 

Quelques jours après mon retour à Paris, mes prévisions jugées pessimistes par les autorités du Quai d’Orsay, sur la crise politique en Malaisie, sont hélas vérifiées. Anwar Ibrahim est arrêté, tabassé par l’inspecteur général de la police, et inculpé pour sodomie. Mes calculs portent leurs fruits, puisque l’adjoint de Tan Sri Rahim Noor, chargé de collecter du sang contaminé auprès de drogués SDF à proximité de la gare centrale de Kuala Lumpur, refuse d’exécuter les ordres devant les journalistes. Il fait ainsi capoter le projet criminel de lui inoculer le Sida. C’est un combat judiciaire douteux qui s’engage et va durer toute une décennie, sans déboucher sur une condamnation claire. Moralement marqué par cet épisode difficile, et maltraité par le Quai d’Orsay qui ne me propose aucun poste sérieux après presque quatre ans passés à Kuala Lumpur, je vais me consacrer à la restructuration de notre industrie publique de défense. Je garde néanmoins un contact avec Anwar Ibrahim, grâce à l’entremise d’un ami commun qui m’a aidé à correspondre avec l’ancien numéro deux du régime, devenu prisonnier politique.

 

Ayant ainsi révélé cette histoire aussi vraie qu’invraisemblable, je tiens à préserver la confidentialité du dialogue qui s’est poursuivi entre un diplomate désormais handicapé et celui qui, plus de 20 ans après, deviendra enfin, le successeur du Docteur Mahathir, au moment où la Malaisie est doublement menacée par une crise politique et sanitaire. Je vous confie simplement une confidence sur la fiabilité du courrier entre la France, la Grande-Bretagne, et les geôles de Malaisie. Après avoir pu correspondre avec Anwar Ibrahim, j’espère que cette nouvelle, qui lui est dédiée, lui parviendra, par l’intermédiaire de nos amis communs, qui lui sont restés fidèles durant deux décennies d’épreuves.

 

Celles-ci ont révélé la vraie nature du fondateur de la prétendue démocratie malaisienne, le docteur Mahathir. Les limites morales de ce prétendu démiurge ont été publiées au grand jour en octobre 2020, lorsqu’il a soutenu sur Internet l’islamiste ayant assassiné un enseignant français coupable d’avoir critiqué l’Islam, dans les termes suivants : “ les musulmans ont raison de tuer des millions de Français pour les massacres du passé”. Nous avons affaire à un spécialiste qui n’avait pas hésité à vouloir exécuter Anwar Ibrahim, qui était au départ son fils spirituel. Comme le disait Nietzsche “on peut mourir d’être immortel”.

 

Le texte de ma nouvelle était écrit il y a un an, alors que le destin d’Anwar était encore incertain. Sa nomination comme premier ministre le 23 novembre 2022 va faciliter la publication de mon témoignage, avec le feu vert de ce héros de la relation entre Paris et Kuala Lumpur. Une page diplomatique nouvelle s’ouvre, dans le contexte d’incertitude stratégique et économique que traverse l’Asie, enjeu essentiel de la compétition entre les deux principales puissances mondiales. C’est dans un tel climat qu’Anwar Ibrahim devra défendre la petite Malaisie, sa diversité, et l’originalité de son système politique, qui sont à la fois un atout et un handicap. Le lien noué avec le nouveau chef du gouvernement et mon rôle pour l’aider à se sauver de la tentative d’assassinat organisée par Mahathir sont mes principaux motifs de fierté professionnelle, et méritaient de figurer en bonne place dans la révélation de mes secrets d’État.

 

Édouard Braine

 

Remerciements à Yves Carmona

 

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2 Commentaires

  1. Ayant lu les trois paragraphes fort intéressants sur les tribulations d’un ambassadeur de France en Malaisie , je ne peut qu’exprimer mon admiration fortement dubitative (mais la diplomatie se doit de tenter .. l’impossible) face à cette tentative de vendre le concept de laïcité fut-ce avec l’aide, la caution, la bénédiction d’un Recteur de mosquée supposé libéral, comme jadis avec nos missionnaires, aux autorités malaisiennes. Le retour de flamme, il est vrai activée par plusieurs épisodes de caricatures, fut la “fatwa” collective de l’imprécateur du lieu: ” tuez -moi- tous ces français”. Un enseignant dut, on le sait, en pâtir. J’ai personnellement le souvenir que, face à la menace et pour la conjurer, nous avons dû pour notre sécurité franchir un portail de sécurité, supposé détecteur de métaux tranchants, à l’Alliance Française de Bangkok. Nous avons du montrer que nos poches étaient vides et nos mains nues. La démarche malaise plaquée sur un contexte civilisationnel, historique et politique (au risque d’être hors-sol et perçue comme “arrogante” comme le sont beaucoup d’initiatives diplomatiques françaises) fort différent ne peut que conduire à des effets contre productifs, à l’échec et au rejet. L’histoire doit toujours éclairer le présent. Le “modèle” français de laïcité est, en effet, une curiosité mondiale et d’abord en Europe dont l’inspiration est différente et non partagée. Les adversaires de l’approche française en jouent et parviennent à obtenir de juteux subsides. Les institutions européennes expriment très clairement la distance entre une conception française stigmatisée comme étroite et laïcarde et d’autres approches qualifiées d'”ouvertes”, donc acceptables. Ces approches mettent l’accent sur le principe de liberté, notamment religieuse ou sous une forme dissimulée, culturelle, auquel s’opposerait les tenants d’une laïcité “étroite”, dépassée, non moderne, ringarde. Ces différences d’approches retentissent sur la conception de la nation et de la citoyenneté et comment l’acquérir. La conception française repose sur l’assimilation, effet de la séparation du religieux privé et intime et de la sphère publique et politique. La notion d’intégration, anglo-saxonne, admet voire consacre, à l’opposé, la reconnaissance, au nom de la liberté, des expressions y compris religieuses (et formulées, le plus souvent sur le registre culturel) dans la sphère publique. La conséquence est une société reposant sur la reconnaissance de ghettos au mieux séparés voire hostiles, revendiquant la promotion de leurs droits, de nouveaux droits. Cette revendication pourra même s’entourer d’un halo de “progressisme” (“islamo-gauchisme” ?). On a souvent objecté que le modèle dit universaliste à la française ne faisait pas obstacle à l’émergence des ghettos, qu’il avait même échoué et qu’il fallait alors, s’inspirant du modèle anglo-saxon mettre du vin dans sa laïcité. Il convient d’abord d’observer qu’en France, la notion, bien loin de remonter à une phrase de Jésus mal interprétée (sur le sens à donner à “rendre à César etc” voir le chapitre 12 du livre de Reza Aslan, Le Zélote), remonte au XVIème siècle, aux guerres opposant deux branches de l’église chrétienne occidentale, catholique et protestante. Les restaurations monarchiques du XIXème siècle et l'”emprise” catholique ont réactivé, avec la difficile installation de la République, le principe de laïcité mais rénové. Dans ce dernier cas, la place de la religion catholique au regard des institutions publiques était, comme naguère, toujours posée mais, via la notion revisitée de République, en voie d’apaisement. Aujourd’hui, la question est réactivée au regard d’une religion, l’Islam, auquel se réfère une partie importante de citoyens (mais pas que) français et au-delà en Europe. Ceux-ci, ou une majorité d’entre-eux, au nom d’une interprétation dominante et littérale des textes sacrés considérés comme intangibles, revendiquent des droits qui apparaissent comme entrer en conflit avec une tradition laïque traditionnelle qui, donc, est vue comme étroite et donc islamophobe et pour certains, voire les mêmes, raciste. La question est brûlante en France alors en Malaisie…

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