Une tribune de Sam Rainsy, chef de l’opposition Cambodgienne en exil
Le Cambodge aura un nouveau premier ministre ce 22 août en la personne de Hun Manet qui remplacera son père Hun Sen. Ce dernier l’a voulu ainsi après avoir été à la tête du pays pendant 38 ans et battu tous les records de longévité politique, à égalité avec deux dictateurs africains.
A vrai dire, la prise de fonction de Hun Manet n’a qu’une valeur symbolique car on ne peut s’attendre à aucun changement dans la conduite des affaires politiques au Cambodge. En effet, Hun Sen continuera de tirer les ficelles en tant que président du Parti du Peuple Cambodgien (PPC), d’essence toujours communiste, au pouvoir depuis 1979. Rien ne changera réellement tant que le système actuel mis en place par Hun Sen lui-même restera ce qu’il est. Hun Manet ne sera en fait que le prisonnier de ce système qu’il devra préserver sous l’œil vigilant de son père.
Régime néo-khmer rouge
On peut qualifier le régime Hun Sen de néo-khmer rouge car basé sur la violence et l’impunité comme le régime Pol Pot. De 1975 à 1977 Hun Sen n’a-t-il pas été un chef militaire des plus loyaux à Pol Pot? A tous les échelons de l’Etat, beaucoup de nouveaux dirigeants cambodgiens après Pol Pot ont été recrutés parmi d’anciens cadres khmers rouges, ce qui a permis le maintien d’un état policier jusqu’à ce jour.
Ce que Hun Sen attend en premier lieu de son fils Hun Manet, c’est la certitude de continuer à bénéficier de l’impunité. Qui ne sait qu’à Phnom Penh les tribunaux sont aux ordres du pouvoir politique et qu’aucun des innombrables crimes politiques – qui ressemblent à des actes de terrorisme d’Etat – n’a jamais fait l’objet d’une enquête sérieuse? Le Cambodge est un triste pays où les pires assassins courent librement dans les allées de l’Etat.
Une lueur d’espoir de voir la fin de cette impunité est venue récemment de Paris. Le 30 décembre 2021, une ordonnance d’un juge d’instruction français laisse entendre que Hun Sen pourrait être poursuivi en France, dès lors qu’il aura perdu son immunité judiciaire liée à son statut de chef de gouvernement, et cela à la suite de l’attaque à la grenade perpétrée à Phnom Penh le 30 mars 1997. En tant que citoyen français j’avais déposé devant le tribunal de Paris une plainte contre Hun Sen pour une tentative d’assassinat qui a fait ce jour-là au moins 16 morts parmi mes sympathisants.
Le deuxième objectif poursuivi par Hun Sen dans cette transmission du pouvoir de père à fils, est la possibilité de continuer à mettre le Cambodge en coupes réglées sur le plan économique et patrimonial.
L’économie du Cambodge est largement contrôlée par la famille Hun Sen et ses alliés qui forment l’élite politico-financière détentrice d’une fortune colossale au milieu d’une grande misère populaire. Hun Sen a perpétué la mentalité et la culture khmères rouges qui consistent à considérer les richesses de la nation et les biens de l’Etat comme des butins de guerre dont les vainqueurs peuvent disposer à leur guise.
C’est dans cette optique patrimoniale du pouvoir que Hun Sen a déclaré publiquement qu’il se voyait à l’avenir “non pas seulement père, mais également grand-père de premiers ministres”. Il devait avoir en tête la lignée nord-coréenne Kim Il-sung, Kim Jong-il, Kim Jong-un.
Succession clanique
Le remplacement de Hun Sen par son fils Hun Manet devient cocasse quand une telle succession ne se limite pas à la famille Hun mais s’étend à toutes les familles qui forment le clan au pouvoir. En effet, pratiquement tous les ministres dans le gouvernement actuel dirigé par Hun Sen seront remplacés par leurs enfants respectifs dans le prochain gouvernement dirigé par Hun Manet. Une première mondiale que même la Corée du nord n’avait pas osé imaginer.
Ce qui rend encore plus cocasse la création de la dynastie Hun au Cambodge ce sont les bases “démocratiques ” que Hun Sen a voulu lui assurer. Une mascarade à trois sous qui ferait rire si les exigences de la diplomatie n’appelaient pas à la retenue.
Hun Sen n’a voulu prendre aucun risque pour l’intronisation de son fils. Il a fait organiser le 23 juillet dernier un simulacre d’élections où la victoire lui était assurée à 100%. En effet, quelques semaines seulement avant le jour du vote, il avait pris soin d’écarter arbitrairement de la compétition électorale le seul parti d’opposition qui aurait pu lui faire ombrage, le Parti de la Bougie (PB) que j’avais fondé 25 ans auparavant.
Cette mesure discriminatoire des plus anti-démocratiques avait provoqué un tollé de la communauté internationale que Hun Sen, dans son aveuglement à faire triompher la candidature de son fils Hun Manet, a royalement ignoré. Mais il ne va pas tarder à ressentir le retour de bâton. A propos d’élections et d’arrangements politiques, on peut dire qu’à vaincre (électoralement) sans péril on triomphe (politiquement) sans légitimité.
Absence de légitimité
L’absence de légitimité restera une tare qui marquera toujours le nouveau gouvernement Hun Manet.
Hun Manet lui-même présente des zones d’ombre que Hun Sen ne peut pas dissiper. Tout d’abord, sa personnalité paraît plutôt terne à côté de celle de son père dont il n’a ni le charisme, ni l’éloquence, ni l’autorité. Au cours des vingt dernières années passées aux côtés de son père à la tête du pays, et notamment de l’armée, il n’a jamais rien fait ou dit qui puisse laisser penser qu’il présente une personnalité marquante. Il n’a su que se contenter de faire continuellement l’éloge de son père sans aucun sens critique.
Alors qu’il a déjà 45 ans on ne lui connaît aucun exploit ou réalisation notable alors qu’il avait tous les moyens pour en accomplir. Tout récemment seulement, quand le moment était venu de le propulser à la tête du gouvernement en bousculant quelque peu le calendrier initial (voir “Elections cambodgiennes et nomination de Hun Manet” dans Gavroche du 4 août), on lui a soudainement trouvé des “exploits” comme son “comportement héroïque” lors d’incidents frontaliers avec la Thaïlande et le Laos il y a 10 ou 15 ans, et son “rôle de leader exemplaire” dans la lutte contre la pandémie du Covid-19. Tous ces “exploits” tiennent beaucoup à l’imagination car certains incidents frontaliers avec des pays voisins ont été créés de toutes pièces par Hun Sen pour doper ses campagnes électorales du moment tandis que les succès de la lutte contre le Covid-19 au Cambodge peuvent laisser perplexe (voir “Cambodia is being turned into a political advert for Chinese vaccines” dans The Geopolitics du 16 novembre 2021). Le Laos qui n’a fait aucun tapage sur le sujet a mieux réussi que le Cambodge avec moins de décès dus au Covid-19 par million d’habitants.
Même l’admission tant vantée de Hun Manet à l’Académie militaire américaine de West Point cache un secret que Hun Sen a révélé par inadvertance. Le père a publié en 2021 une longue lettre de son fils dans laquelle celui-ci précisait qu’il y avait deux voies d’admission à West Point – la première pour les Américains et la deuxième pour les étrangers – et que lui-même (Hun Manet) n’avait été admis par la deuxième voie que grâce aux pistons politiques fournis par le gouvernement de Phnom Penh.
Pour l’avenir, avec Hun Manet comme premier ministre et Hun Sen qui continuera à fixer les grandes lignes politiques du gouvernement, il ne faut s’attendre à aucune libéralisation du régime actuel. Celui-ci repose avant tout sur la répression et la violence dont il est lui-même prisonnier. En effet, la violence enferme plus étroitement ceux qui l’exercent pour se maintenir au pouvoir que ceux qui la subissent. Dans la fuite en avant qu’entraîne la violence, toute libéralisation de la part de dictateurs ne peut que mener à la chute de ces derniers. Le maintien du glacis nord-coréen est là pour le prouver.
Sam Rainsy
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