Une analyse de François Guilbert
Depuis la prise du pouvoir par le général Min Aung Hlaing le 1er février 2021, le nord de l’État Shan était une des régions les plus stables de la Birmanie. Mais en lançant le 27 octobre l’opération 1027, l’Alliance du nord a (re)plongé une dizaine de townships dans la violence (Chin Shwe Haw, Hseni, Kutkai, Kyaukme, Lashio, Laukkaing, Namhkan, Muse). En s’en prenant avec succès à des postes de police et de la direction de l’administration générale (GAD), en se saisissant de plus de 90 casernements et postes avancés de la Tatmadaw dans le nord-est, la résistance a infligé, en quelques jours, une de ses plus cuisantes humiliations à Nay Pyi Taw.
En milieu de semaine, le revers a été admis publiquement. Le commandant-en-chef des services de défense a ordonné une « contre-offensive ». Son calendrier et ses objectifs n’ont pas été clairement esquissés mais on voit bien comment la Tatmadaw s’y prendra. Mais avant de passer à l’action, le commandement va devoir compter avec des unités qui se sont parfois débandées après négociation sans se battre (ex. 143ème bataillon) et ont perdu quantités d’armes et de munitions, y compris des véhicules blindés. L’absence de combativité de certaines unités est une donnée majeure pour la chaîne de commandement de Nay Pyi Taw, ses adversaires l’ont très bien compris. Ne voulant pas avoir à gérer de surcroît des prisonniers de la Tatmadaw, l’Alliance du nord les a renvoyé vers leurs foyers, moyennant finances, et a lancé, le 31 octobre, une « Exhortation spéciale au personnel militaire du Myanmar relevant du Conseil militaire » pour amplifier, autant que possible, le nombre des déserteurs.
Bombardements aériens et pilonnages d’artillerie en réponse au camouflet militaire
A défaut de pouvoir reprendre immédiatement le terrain perdu, les hommes affidés au Conseil de l’administration de l’État (SAC) vont user de leur brutalité coutumière. De manière indiscriminée, ils ont bombardé quotidiennement les positions occupées ou supposées tenues par l’opposition. Pour les soldats assaillis, l’appui feu est toujours trop tardif voire, le plus souvent, après que l’engagement se soit achevé. Ce modus operandi va se poursuivre sans aucun doute.
L’armée n’est pas à même d’acheminer des renforts là où elle est bousculée. Certes, des troupes ont été immédiatement dépêchées à Pyin Oo Lwin (province de Mandalay) mais les routes menant au-delà, de Lashio à Muse et Chin Shwe Haw, ne sont pas sûres. Dès la sortie de Lashio (État Shan), les convois de la Tatmadaw tombent dans des embuscades meurtrières qui les empêchent de progresser. En moins de dix jours, certaines sources font état d’une centaine de soldats tués au feu. Pour l’heure, il est impossible de vérifier cette affirmation et d’établir avec précision le bilan victimaire, tant dans les rangs des combattants que parmi les civils.
L’emploi des armes aériennes (avions à réaction, drones, hélicoptères) et de l’artillerie, sans le moindre souci pour les civils environnants, a fait fuir de leur foyer près de 25 000 personnes. Plus de 10 000 ont trouvé refuge en pays wa. Quelques cinq cents se sont mis à l’abri en Chine et cela en dépit d’une frontière hérissée de barbelés depuis la propagation de la COVID-19. Les autres se sont dispersés là où ils pouvaient, de l’État Kachin à la région de Mandalay. A l’exception de ceux qui ont pu s’installer dans un monastère voisin ou sur les territoires de la Division auto-administrée wa, les déplacés ne bénéficient d’aucune assistance humanitaire et doivent faire face, sur les marchés, à des prix en forte hausse quand ce n’est pas à des ruptures d’approvisionnement alimentaire.
Groupes ethniques et oppositions démocratiques agissent toujours plus de concert
L’offensive initiée dans la nuit du 26 au 27 octobre par le regroupement de l’Armée d’Arakan (AA), l’Armée de l’Alliance démocratique nationale du Myanmar (MNDAA) et l’Armée de libération nationale Ta’ang (TNLA) a bénéficié sur le terrain de l’appoint d’unités des Forces armées de défense populaire (ex. PDF-Mandalay) et des Forces de défense locales (LDF), toutes deux, plus ou moins, étroitement liées au gouvernement d’opposition à la junte (NUG). Ce concours d’hommes en armes extérieurs à l’Alliance du nord confirme les interactions grandissantes entre les résistances ethniques et celles nées du putsch de 2021. Il rend même fier les supplétifs qui s’y joignent, comme en a témoigné, la communication de l’Armée populaire de libération.
En dépit de ses efforts, le SAC n’a pas réussi à diviser, comme par le passé, ses adversaires selon des lignes de fractures ethniques. Pire, l’opération 1027 rencontre des échos au-delà de l’État Shan. Au même moment, l’Armée de libération nationale karen et les PDF ont attaqué des positions de la junte dans le township de Kawkareik dans l’État Kayin. D’autres groupes sont, eux, passés à l’action dans la partie septentrionale de la province de Sagaing, la province du Tanintharyi et à l’est de la région de Bago, tandis que la junte a accusé l’Armée de l’indépendance kachin (KIA) de s’en prendre aux réseaux de transport. Autrement dit, l’offensive combinée à laquelle on assiste est l’une des plus vastes auxquelles la junte ait dû à faire face depuis qu’elle a renversé le gouvernement d’Aung San Suu Kyi.
Il se dit qu’elle mobilise plus de 20 000 combattants du côté de la résistance. Ironie de l’histoire, c’est dans une zone que connaît particulièrement bien le général Min Aung Hlaing que se déroule l’assaut. La rumeur veut, depuis des années, que l’actuel patron de la Tatmadaw ait dû sa nomination en mars 2011 à la plus haute fonction des forces armées à son succès dans les violentes escarmouches dans le Kokang en 2009. Cette dimension personnelle peut jouer un rôle dans la contre-offensive de saison sèche qui s’annonce.
Le numéro 1 de la junte ne voudra pas être défait sur un terrain où il a gagné ses derniers galons. Il y va de son aura. Cependant, il doit se montrer très prudent dans les objectifs qu’il va chercher à atteindre et le choix des ennemis à combattre de suite. C’est pourquoi d’ores et déjà, il s’efforce d’oublier que l’Armée d’Arakan participe aux combats et entretient des liens grandissants avec les PDF voire le NUG. Ces derniers jours, il s’est gardé de mettre en cause l’AA pour ne parler que des groupes ethniques armés liés à des mafieux chinois. Il est impératif pour le généralissime que le conflit ne s’étende pas, à nouveau, à l’État Rakhine là où l’AA est la plus enracinée. Comme rien n’est moins sûr, des troupes ont été envoyées en manœuvre dans l’ouest vers la frontière du Bangladesh. D’un autre côté, il est tout aussi impérieux pour le chef de la junte d’éviter que l’USWA sorte de sa posture de neutralité affichée. Le mouvement wa dispose de ressources conséquentes sous sa bannière (30 000 hommes) et d’une industrie d’armement en propre. Mais en mettant en cause les liens des Was et de leaders de Mongla avec la Chine, le porte-parole de l’armée, le général Zaw Min Tun, laisse transparaitre l’agacement de Naw Pyi Taw vis-à-vis d’une République populaire bien distante vis-à-vis du SAC. En Birmanie, on n’a pas manqué de relevé que le général Min Aung Hlaing n’a toujours pas été invité à se rendre à Pékin, pas même au sommet du dixième anniversaire des Routes de la soie le mois dernier.
Les Routes de soie menacées sur leur tracé birman
Les affrontements en cours interviennent sur deux des principaux axes de communication birmans, celui qui mène au Yunnan au nord-est et l’Asia Highway Road qui conduit vers l’est. Ils galvanisent d’autant plus la résistance que le porte-parole de junte a reconnu la chute de la ville de Chin Shwe Haw, par laquelle passe plus d’un quart du commerce routier vers la Chine. Dans les villes y compris Rangoun, des manifestations de soutien aux actions de la guérilla ont été enregistrées. Cette donnée populaire et politico-militaire a pour effet de mettre en difficulté le corridor birman des Routes de la soie. La situation n’en est pas moins singulière car la politique chinoise n’est pas étrangère à l’offensive présente de la résistance. En exigeant du SAC qu’il se montre plus combattif contre les acteurs chinois et birmans impliqués dans les escroqueries en ligne, Pékin a détourné des moyens de la junte de leur objectif contre-insurrectionnel, affaibli des relais locaux de la Tatmadaw (ex. Force des gardes-frontières du Kokang à Laukkai) tout en mécontentant des dirigeants was de la Région spéciale n°1 de l’État Shan. Il a en outre offert la possibilité aux insurgés de se faire valoir auprès de la République populaire comme des opposants efficaces aux groupes criminels. Le MNDAA a ainsi remis aux forces de l’ordre chinoises des criminels (13) interpellés peu après la saisie de la ville de Chin Shwe Haw et du camp du « Tigre caché », se faisant ainsi plus et mieux disant que le SAC.
Cette nouvelle donne va compliquer plus encore les relations complexes entre les dirigeants communistes chinois et les militaires de la junte birmane. A ce stade, Pékin ne veut pas apparaître comme partie au conflit. En se contentant d’appeler à un « cessez-le-feu immédiat » (2 novembre), elle ne prend pas partie pour l’un ou l’autre du champ de bataille. Nay Pyi Taw en appelle donc la Chine à coopérer plus avec le SAC, sa police, ses services de l’immigration et les douanes. Dans un climat très vindicatif de chaque côté, les relations bilatérales prennent une tournure très sécuritaire. Le ministre de la Défense, l’amiral Tin Aung San, s’est entretenu, le 29 octobre en marge du Forum de Xiangshan, avec le général Zhang Youxia, le vice-président de la Commission militaire centrale tandis que le ministre de la Sécurité publique, Wang Xiaohong, a, lui, fait le déplacement vers Nay Pyi Taw pour y rencontrer son homologue le général Yar Pyae et le général Min Aung Hlaing (31 octobre). Des discussions qui sont venues s’ajouter à celles tenues le 15 octobre avec l’Envoyé spécial de la Chine pour les Affaires asiatiques.
De la situation conflictuelle d’aujourd’hui, Pékin espère faire coup double voire triple, en voyant nettoyer la zone frontalière des groupes criminels (cyber-scam syndicate) qui la gangrène et cela par l’action concomitante de groupes ethniques et du SAC cherchant à lui complaire. Une ombre au tableau demeure toutefois, les groupes ethniques armés (Kachin, Kokang, Palaung, Rakhine,,..) n’ont non seulement pas renoncé à passer à l’action, contrairement aux recommandations chinoises, mais ils n’hésitent pas à le faire avec l’insurrection bamar ou d’autres groupes ethniques. L’opération 1027 symbolise en pratique une opposition à la junte mieux organisée, plus unifiée et toujours aussi déterminée. Mais ses victoires militaires sur le terrain ne se traduisent pas nécessairement par plus de sécurité pour les populations libérées, la junte faisant un usage disproportionné des représailles aériennes et d’une politique de terreur visant les populations civiles.
François Guilbert
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