L’ancien premier ministre et candidat à la présidentielle Alain Juppé vient de publier ses mémoires. Notre ami et chroniqueur Yves Carmona s’est plongé dans ce texte dense. Voici ce qu’il a retenu.
Juppé, dans ses Mémoires récemment publiées, fait un grand nombre de remarques à forte résonance.
Par Yves Carmona
Ici ne seront rapportées que celles qui concernent les affaires extérieures, dont certaines lorsqu’Alain Juppé a été Ministre des affaires étrangères, mais aussi dans d’autres circonstances, dans l’ordre, chronologique, du livre. La politique intérieure, bien entendu, est laissée de côté.
Dès la page 38, l’auteur fait part de ses vues sur l’intolérance des religions – il se dit lui-même agnostique, bien que sa jeunesse ait baigné dans le rituel catholique.
« Je n’en prends que quelques exemples récents. L’hindouisme est parfois assimilé à la non-violence de Gandhi ; mais au moment de l’indépendance et de la partition de l’Inde britannique, hindous et musulmans se sont massacrés. Et aujourd’hui encore on brûle des mosquées, parfois des églises, et par représailles des temples, dans l’Inde moderne dont le régime politique pratique peu la tolérance. Les bouddhistes birmans ont tué ou chassé des milliers de Rohingyas parce que, membres d’une minorité ethnique rebelle à leur pouvoir, ils étaient musulmans ».
Très tôt, le grand large l’attire même s’il ne s’agit que de voyages touristiques. En page 52, il fait la liste de pays visités : Grèce et Turquie à travers la Yougoslavie, puis Espagne, Portugal, Java, Bali, Brésil, il est boulimique.
Inspecteur général des finances, une mission sur la coopération culturelle et scientifique le fait voyager. Il y reviendra plus tard, en particulier comme Ministre.
P 89, ce n’est encore qu’une brève allusion, il s’intéresse à l’Afrique.
p 143, il se penche sur la construction européenne et se livre à une autocritique – chose rare chez les hommes politiques – en avouant le manque de constance dont les Français, lui compris, font preuve dans leurs relations avec les instances européennes, Commission et Parlement, à la différence des Britanniques avant le Brexit et des Allemands.
C’est (p 155) avec « Le Quai », comme il intitule ce chapitre, que l’auteur traite à fond de politique extérieure. Il occupe cette fonction en 1993-95, le pouvoir socialiste en place ayant connu une « Bérézina » électorale, c’est la 2ème cohabitation.
L’auteur de cette recension a servi sous Alain Juppé ministre des affaires étrangères, en particulier sur plusieurs des dossiers et sujets qu’il évoque. Il n’est pas possible de les citer tous, on ne pourra éviter que certaines préférences apparaissent.
P 160 Il déplore que les femmes soient à l’époque aussi peu nombreuses et le difficile métier de “femme d’ambassadeur » aussi peu considéré.
Pp 164 -166, il revient sur l’Uruguay round jalonné d’épisodes belliqueux : l’accord de Blair House sur l’agriculture que la France réussit, à grand-peine, à faire remettre en cause par la Commission européenne, et la tentative hollywoodienne de faire traiter la production cinématographique « comme des pommes de terre » – déjouée par Jacques Chirac en déplaçant le débat sur l’Unesco où fut votée la Convention sur la protection des expressions culturelles, au nom de l’exception culturelle. Pour autant, il exprime avec force pp 166 et 167 son accord avec la mondialisation « prodigieuse aventure de l’humanité » et son hostilité à la démondialisation. Certes, écrit-il, « la mondialisation a aussi son cortège d’effets négatifs(…) mais il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain ».
Music to my ears…
Il consacre les pages 168 à 176 au « drame dans l’ex-Yougoslavie », dont il relate les épisodes d’un script rigoureux qui ne se résume pas.
On sait comment le drame s’est terminé, peut-être provisoirement tant l’occupation russe en Ukraine avive les tensions balkaniques (p 175). M. Juppé met l’accent sur la succession du Président Mitterrand par Jacques Chirac en mai 1995, qui produit rapidement un changement positif d’attitude jusqu’à la conférence de Dayton (novembre 1995) où fut négociée la fin de la guerre. Il analyse les freins à l’efficacité de l’action internationale, notamment les mandats paralysants des Nations Unies.
Qu’on permette à l’auteur de ces lignes d’y ajouter un souvenir personnel : sous le président Mitterrand, le secrétaire général du Quai d’Orsay avait pour instructions de tout faire pour que la Serbie soit épargnée et la Yougoslavie maintenue. On sait ce qu’il en a été.
D’un drame à l’autre, Alain Juppé rappelle ensuite « le génocide des Tutsis » dont il nie avec véhémence que « la France (…) en ait été complice ». Il relate comment la France a succédé aux colonisateurs allemands puis belges « sur une sorte de ligne de front face à l’Est africain anglophone ». Après la commission Duclert (historien chargé par le Président actuel de « faire la lumière ») « il reste bien des zones d’ombre ».
Pour l’auteur de ces lignes, qui a vécu de 1976 à 1980 au Rwanda, on ne saurait mieux dire.
Alain Juppé a « conscience qu’en écrivant ce que je crois être la vérité, je m’expose à la critique des tenants de la doctrine officielle, tant l’omerta médiatique qui règne à Paris sur la tragédie rwandaise est absolue » et fait mine de se satisfaire qu’un jugement français récent ait lavé les militaires français de toute participation aux exactions.
Plus souriant, il évoque p 184 la force d’âme de Mandela qui réussit, après 27 ans de prison « la réconciliation d’un peuple cassé par l’apartheid ! ».
C’est, pp 217 à 248, le chapitre consacré à « Bordeaux, « ma » ville » qui comporte sans doute les plus belles pages de ces mémoires. Alain Juppé entre en campagne et en devient Maire après avoir perdu, Premier ministre, les élections nationales.
L’auteur de ces lignes, qui a habité 3 ans Bordeaux et réside à proximité, rend grâce à l’ancien Maire – 22 ans à part une éclipse d’un an et demie – chaque fois qu’il prend le tramway pour se rendre « à la ville ». Il a transformé « la belle endormie ». Cette trentaine de pages, ce sont peut-être les plus belles de ces Mémoires.
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, la province est loin de nous écarter de la géopolitique.
Tout commence avec la Foire internationale, se poursuit avec les jumelages dont celui de Fukuoka (Japon) noué par son rival rallié, Jacques Valade, qui sont toujours bien vivants, la culture y est mondiale ; une équipe d’architectes bordelais donne toute sa place au vélo avant que ce ne soit partout la mode, notamment quand le Président Chirac vient inaugurer le tramway qui a, dans un premier temps, rendu la circulation impossible avant de la fluidifier, la fête du vin vient célébrer ce qui a toujours fait de la ville une métropole mondiale : « quel meilleur emplacement que les quais d’où partaient, à l’age d’or de Bordeaux les cargaisons de vin destinées principalement aux amateurs d’Angleterre », dont la reine d’Angleterre avant que ne lui succède le Roi Charles ; c’est un plasticien japonais qui crée un pont éphémère entre les rives du fleuve.
Corollaire logique, « j’ai musclé la direction des relations internationales de la ville ; à sa tête j’eus la possibilité de nommer des jeunes diplomates de talent » (p 246) .
Les affaires étrangères ne sont pas loin : il soutient le courageux discours aux Nations Unies de Dominique de Villepin contre l’invasion de l’Irak (p 263).
Mais après un processus judiciaire long et compliqué, il apprend qu’il est condamné à inéligibilité à vie, ramenée ensuite à un an : il lui faut donc quitter Bordeaux, « mouillé de larmes (…) ce fut un arrachement » pour le Québec, en « exil » selon le titre du chapitre XIII, où il vit cependant « la plus belle année » : bien accueilli par le Maire de Québec, enseignant, ce qui lui laisse des loisirs, une vie de famille, des balades, des amitiés nouvelles et diversifiées, « la lutte contre les anglicismes ».
« La mondialisation heureuse était à la mode » – 20 ans après, dit-il, « le balancier des idées est allé loin dans l’autre sens (…) Poutine décrète la mort du libéralisme ». Ce n’est pas sa seule découverte : « c’est au Canada que je pris conscience de l’urgence climatique ». (p 277)
Il revient, reprend les commandes de la mairie de Bordeaux, ce qui ne l’empêche pas de s’intéresser au vaste monde : il honore en novembre 2006 l’accord triangulaire Bordeaux-Ramallah-Ashdod mais écrit, prémonitoire : « Hélas, les jumelages ne suffisent pas à faire la paix ».
Il a écrit avant la terrible guerre gazaouie.
P 298, il regrette que la France ait réintégré les instances militaires de l’Otan sans contrepartie, l’Europe de la défense qu’il essaiera en vain d’obtenir plus tard comme ministre des affaires étrangères, se heurtant au refus anglais.
En effet, il revient au gouvernement, d’abord en novembre 2010 comme Ministre de la Défense pour 3 mois seulement, assez pour voir Poutine « qu’alors nous n’avons pas cherché à isoler », puis aller à Noël auprès de nos soldats en Afghanistan et à peine rentré de Kaboul se rendre sur commande au Brésil. Début janvier, l’assassinat de deux otages français au Niger le plonge dans le tragique sahélien puis le voilà à New York et Washington.
Il doit alors « changer d’affectation » en revenant au Ministère des affaires étrangères, après le faux pas de Michèle Alliot-Marie, quand le suicide du vendeur ambulant tunisien Mohamed Bouazizi déclenche les « printemps arabes » ( p 311) dont il cherche à mesurer la profondeur en se rendant en Égypte et en organisant à Paris un colloque. Le moment le plus délicat a été la décision d’invoquer la « responsabilité de protéger » pour participer à une opération aérienne sous mandat de l’ONU qui conduisit à la chute de Khadafi.
Alain Juppé, aujourd’hui, n’est pas sans regrets puisqu’en Libye, malgré ses efforts, les nouveaux dirigeants libyens « retombèrent vite dans les affrontements tribaux dont nous avions sous-estimé la permanence daans un pays qui n’en est pas vraiment un » et plus généralement « dans aucun pays arabe la démocratie n’a gagné » – y compris dans un pays non-arabe comme l’Iran.
Pas d’indulgence pour lui-même : « La Syrie connaît, elle, le comble de l’horreur. Nous somme intervenus en Libye, c’est le chaos. Nous ne sommes pas intervenus en Syrie, c’est un chaos pire. »
François Hollande gagnant les élections, il quitte le Quai d’Orsay mais reste attentif et voit Obama annoncer que « les Etats-Unis ne réagiront pas » à ce qu’Obama avait pourtant présenté comme une « ligne rouge » : l’usage par Bachar al-Assad du gaz, laissant ainsi le champ à Poutine.
Comme Ministre des affaires étrangères, il parcourt la planète, prépare le G 20 de Cannes qui « ne fut pas un franc succès » et l’on n’énumèrera pas toutes les capitales où il s’est rendu, mais il est plus disert sur l’Afrique, notamment ce nouveau pays qui se crée le 9 juillet 2011, le Soudan du Sud, occasion de « proclamer mon afro-optimisme ».
Il signale « un succès, quand même ! » : la Grèce qu’il fallait « sauver du défaut de paiement », à rapprocher de ce credo qui clôt le chapitre : « Je persiste et signe : hors l’Europe, point de liberté pour la France ».
Une France « laïque », ce qui ne veut pas dire « incompatible avec l’Islam » car ce serait « déclencher une forme de guerre civile (…) Malgré les difficultés et les obstacles, je n’en démords pas : hors la laïcité, pas d’harmonie possible dans la République dont la devise devrait s’enrichir de ce principe fondamental : liberté, égalité, fraternité, laïcité » (p 347).
La fin de ces Mémoires n’évoque plus l’étranger que sous forme de brèves cartes postales, l’essentiel étant consacré à son échec aux primaires pour l’élection présidentielle de 2012, « fin de ma vie politique » que concrétise son entrée en fonction au Conseil Constitutionnel : « C’est pourquoi j’arrête ici le récit des travaux et des jours de ma longue carrière publique » (p 371). Ce qu’il écrit ensuite dans son Epilogue relève que « la liberté est en danger » du fait de la profusion de régimes autoritaires contre lesquels un « sursaut moral » est nécessaire. Après un discours enflammé sur la liberté, le livre s’achève sur « La chance d’être français ».
Commentaires :
Répondant aux questions posées dans sa bonne ville de Bordeaux, où sa popularité est telle que beaucoup d’auditeurs ont dû rester debout pour l’entendre, l’auteur de « Une histoire française » précisait : « La chance d’être Français, c’est d’être libre ».
On ne conclut pas de telles mémoires.
L’auteur de ces lignes, deux fois soumis au pouvoir hiérarchique du ministre Juppé, et qui a parmi ses lecteurs certains des diplomates qu’il cite nommément, a été familier de plusieurs sujets géopolitiques traités dans ce livre, ce qui rend parfois difficile de faire le départ entre souvenir et lecture. Qu’il ne lui en soit pas tenu rigueur !
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Un personnage peu sympathique tant la morgue transpire par tous les pores. Droit dans ses bottes mais mal dans sa peau sans doute en raison d’une extraction sociale dont le destin ne le prédestinait pas à ses fonctions. Il ne s’en est jamais remis… d’où la nécessité de donner des gages à la classe, à la caste dans laquelle il est entré par “effraction” par la grâce érigée en mythe célébré, de l'”école républicaine”. Quand à “sa” ville on n’est pas surpris par les réflexes féodaux du personnage, “ma ville”, toujours prêt à se parer de la posture monarchique de la caste dirigeante. Une caractéristique bien française rendue de plus en plus insupportable au yeux de nos citoyens qui s’expriment par une abstention massive. De “sa” ville on sait ce qu’il en est aujourd’hui, une situation sécuritaire catastrophique d’où il fût exfiltré. Parmi les voyages énumérés ne figure pas, et pour cause, l’exil canadien, le temps de purger une disgrâce… passons… justice fût faite… Est-ce en raison de ses compétences juridiques approfondies que ce personnage siège au conseil constitutionnel ? On me répondra que ce n’est la principale qualité requise… A moins que ce ne soit en raison d’une certaine expérience personnelle de l’appareil judiciaire ? Prochaine étape ? un ouvrage un peu plus érotique dont l’inspiration aurait pu lui être suggérée à la lecture du dernier ouvrage de Mr Lemaire. Un espoir que je crains vain à moins que notre personnage ne consente à de longues séances sur le divan. Alors pourquoi pas dans cette course égotique ne pas briguer l’académie ? On peut être agrégé de lettres et n’avoir produit aucune œuvre littéraire… En tout cas merçi à Mr Carmona de m’avoir éloigné de l’achat d’un livre qui, il est vrai, peut servir à caler une armoire.