Un récit fiction à vous geler, par Patrick Chesneau
La Thaïlande à rebours de la planète, c’est le fait de ce début de semaine. La saison froide a commencé mais au delà de toutes les craintes des citoyens frileux. Dans les faits, le pays des 40 000 temples rutilants, des éléphants actuellement réunis en conclave culturel à Surin et des orchidées odoriférantes, entre dans un cycle inédit de refroidissement climatique.
Attaqué sur plusieurs fronts par des vagues d’air polaire. Des masses réfrigérées qui déboulent en rangs compacts de Sibérie, qui plus est de la partie dite de l’extrême septentrional. Rejointes par des courants venus du continent Vortex, l’Antarctique. Des manchots ont été aperçus en train de glisser facétieusement sur la Menam Chao Phraya gelée. Des escouades de pingouins ont envahi les anciennes plages de rêve de Koh Yao Yai. Des feux de camp sont bien sûr dressés à la hâte. En Isaan tout d’abord, subitement devenue une immense patinoire molam, dans les grandes plaines centrales où le riz est instantanément lyophilisé en cristaux et dans tout le Nord Khao Soy, au-delà de Chiang Mai en allant vers le Mékong. Mais rien n’y fait. Les “chawnaa” ( paysans) claquent des dents. Les Thaïlandais parlent de “akaat tûû yen” ( prononcer akatte tou yène ), l’ère du frigo.
Version locale en cette latitude jadis tropicale de la grande glaciation. D’abord désemparées, les autorités se sont secoué le paleteau, réagissent et vont affecter les sommes dévolues au porte-monnaie digital à l’achat de couvertures chauffantes. Et de grosses doudounes confectionnées par les Samoyèdes de la Fédération de Russie. La Thaïlande se retire ainsi provisoirement du projet dit de la route de la soie au profit d’un axe dénommé voie de la laine de verre. Objectif: rembourrer chaque interstice du Royaume de Siam. Il suffit de repérer les points d’entrée des migrants clandestins à la frontière avec le Myanmar, mais aussi le Laos et le Cambodge.
Les répercussions sur l’économie peuvent se quantifier à vue d’œil.
Paradoxe ou pas ? les ventes de bâtonnets de glace et de cônes ainsi que les sorbets à l’ananas sont en chute libre. Même topo pour les bières de fabrication locale. Singha, Chang et Leo frissonnent devant les aléas du mercure. Et la nouvelle venue, la marque Carabao est transie d’angoisse. Les courbes de température plongent comme un épervier en piqué du sommet du Doi Inthanon. Parallèlement les premières canettes vont-elles rester coincées au freezer, ventes plombées par une topographie commerciale maussade? Comme aspirées dans de nouvelles crevasses semblables à celles de la réserve naturelle de Kui Buri près de Prachuap Khiri Khan au lendemain d’inondations ? Pour l’heure “mai ruu…” On ne sait pas. Ce qui carbure vraiment, ce sont les soupes de nouilles fumantes de la street food, servis dans des bols plastifiés de toutes les couleurs et le “cha manaw rawn” (prononcer tcha manao rone) le thé brulant avec miel de khon Kaen et citrons de Saraburi. Le Oliang, café glacé local, attendra une prochaine canicule très hypothétique.
Dans les rizières du Nord-Est, on affuble les buffles en hypothermie de chasubles en peau de phoque. Importées des iles Kouriles. Extravagant ! On veut même leur donner à boire du sato, une boisson traditionnelle très alcoolisée. Dans les cases sur piloti, on se réchauffe à coup de Hong Thong, sorte de whisky tord-boyaux fabriqué sur place.
Côté gastronomie, les bananes qui étaient usuellement accompagnées de lait de coco servent déjà de piolets et de piquets à ceux qui avaient l’habitude de faire du ski en Corée ou à Hokkaido au Japon.
On rapporte que au sommet de la Maha Nakorn Tower à Bangkok, des touristes ont voulu remercier leur guide. Leur “wai” a été immédiatement immobilisé. Vitrifié en plein vol. Depuis ils gardent les mains jointes à hauteur de la poitrine. Comme si ces visiteurs venus de Papouasie Nouvelle Guinée avaient gelé sur pieds.
Sur le lac du parc Lumpini, on fait actuellement venir un brise-glace de la base navale de Sattahip pour aller récupérer une familles d’iguanes en choc thermique. Autres créatures victimes de la conjoncture frigorifique, les bar girls de Soi Cow Boy demandent à leurs sponsors de leur acheter des anoraks matelassés et autres manteaux en mohair. Impossible de résister aux suppliques de ces pauvres créatures tremblotantes. Sauront-elles relever le challenge: rester sexy bien que emmitouflées ? Pourtant, les conducteurs de motosai (moto taxi) et les livreurs de Grab et Food Panda ne sont pas trop déconfits. Il avaient déjà des gants pour empoigner les guidons.
Moins rassérénés, les “soi dogs” se calfeutrent en nombre à l’intérieur des 7 Eleven. Les enjamber devient sport national au même titre que le muay thai.
Très insolite : à Huay Khwang, le deuxième quartier chinois de la capitale, des chasse-neige viennent d’arriver de Kunming. Ils bloquent l’entrée de la station MRT car on vient de comprendre que le carburant acheté à la grande station PTT de Lad Phrao, réservée aux engins motorises de nettoyage urbain de la Bangkok Metropolitan Administration, BMA, ne permet pas de les faire démarrer. Un nouvel avatar industriel comparable à la saga des sous-marins chinois sans moteur ?
A cause de toutes ces vicissitudes, le même constat d’ensemble s’impose. Dans la rue, partout. Le légendaire sourire thaï semble avoir été inopinément plongé dans un bain cryogénique. Espérons que nous n’assistons pas à l’avènement d’une culture de la grimace et des zygomatiques crispés. Dans les restaurants de Yaowarat, les rouleaux de printemps sont rebaptisés raviolis d’hiver.
Et dans toutes les administrations du Royaume on remplace à tour de bras, les climatiseurs par des radiateurs.
A Chatuchak market, les allées sont bâchées pour garder la clientèle au chaud. Résultat : il fait étouffant.
Seuls les barons de la pègre dans les casinos clandestins affichent un moral en acier trempé, habitués qu’ils sont à flamber.
Ce qui me rassure et m’indique que la Thaïlande reste la Thaïlande, c’est qu’en bas de chez moi, une joyeuse matrone en tablier, la mèka (vendeuse préposée aux savoureuses brochettes de moo ping (boulettes de porc) m’accueille généralement d’un sawatdee kha (bonjour au féminin) retentissant, immédiatement relayé par un très sonore sabai sabai. Elle a eu la surprise de sa vie ce matin au réveil dans sa petite masure de Phra Pradaeng à Samut Prakan. Sa télécommande a soudain bloqué. Au lieu de la chon 5, la chaîne thaïe n° 5 (rien à voir avec Chanel) elle s’est retrouvée par inadvertance sur la télé française TV5 Monde qui diffusait a ce moment-là, un reportage sur les gilets jaunes, couleur qu’elle aime beaucoup. C’était juste avant que l’écran ne se fissure par moins 15°. Et là, ce matin, elle me lance : ” Ça caille, ça caille” expression fleurie qu’elle a pioché dans le programme farangset. Énorme éclat de rire. “Sanook sanook” malgré les doigts pétrifiés. Son masque anciennement anti COVID, qu’elle avait gardé accroché au coude, lui sert à éviter d’avoir les lèvres gercées en deux secondes à l’air libre. Et la tête transformée instantanément en igloo.
La thainess vaincra !
Patrick Chesneau
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Remerciement à Eric Barker, l’auteur des images réalisées par Intelligence Artificielle.