Une chronique de Patrick Chesneau
A l’orée du crépuscule, la foule est dense sur la rive du grand fleuve Chao Phraya. A Pak Nam, district de Samut Prakan, non loin de l’Infinite Mall, on accourt pour vivre son Loy Krathong (prononcer Lo-i ou Lo-ye kratongue) de proximité. On se fraie un chemin vers l’eau en jouant des coudes et des épaules dans une marée humaine empreinte de bonne humeur et de jovialité. Atmosphère bon enfant voire guillerette façon thaïe. A la nuit vraiment tombée, ici comme partout dans le Royaume, on se laisse alors guider par le halo de millions de flammes. Elles dansent dans la brise. Voguent en chaloupant. Scintillent dans la nuit. Tremblotent à la moindre bourrasque mais portent vaillamment la grâce et l’espérance.
Sur toutes les voies liquides de la Terre de Siam, les cours d’eau, les canaux, les klong, les rivières, les fleuves et les lacs, les étendues et retenues aquatiques, naviguent, chahutés par les vaguelettes, de petites embarcation illuminées.
Comme apprêtées de la tête au pied en tenue d’apparat. Frêles et flamboyantes. En fait, de petits radeaux en matière végétale croulant sous les enluminures: une rondelle débitée d’un tronc de bananier, emmitouflée dans un maillage de feuilles tressées, elles mêmes ceinturées d’une liane, l’ensemble décoré de fleurs, de pétales épars, parfois de fruits, surmonté de bougies et de bâtonnets d’encens. En ajout, quelques pièces de monnaie, gage de richesse, annonciatrice de prospérité. Et déja dépositaire de félicité. Ainsi, honore-t’on Bouddha. Et on rend hommage à Phra Mae Khongkha, la déesse de l’eau.
Avant la grande expédition fluviale, chacun s’est approché, presque accroupi, du rebord de la berge. Dans une cinétique de la lenteur pour ne pas glisser et chuter dans l’eau. Vient le moment tant convoité. Instant magique où l’on dépose avec une extrême délicatesse, la respiration toute en retenue, son offrande aux divinités. Il faut ensuite la lâcher ou plutôt la confier à la force du courant.
Aux génies qui peuplent la Thaïlande lacustre. Autre défi, ne pas lâcher son krathong d’une prunelle. Alors qu’il barbote puis s’éloigne comme s’il était doté de palmes de caneton, s’efforcer de le suivre du regard, mi-confiant mi-anxieux, aussi longtemps que le permet la ligne d’horizon. Il faut une belle expérience et beaucoup de virtuosité pour identifier longtemps son radeau, irrémédiablement avalé par l’agglutinement de plus en plus compact des vaisseaux en modèle réduit. Englués en douceur dans de véritables embouteillages. Dénués de fluidité. Thrombose liquide. Un peu plus loin, d’autres esquifs miniatures se dandinent sur les flots irisés. Dans l’air, semble voleter un mélange énigmatique de recueillement et de joie. C’est à ce moment de la soirée qu’on entend son voisin de coude susurrer son admiration devant le flamboiement de cette dévotion nautique.
Un autre participant à la fête s’exclame en constatant que son petit assemblage, confectionné avec ingéniosité et minutie, réussit à surnager au fil du fleuve qui l’emporte. Destination inconnue, mystérieuse destinée. Les cœurs se gonflent de l’espoir de lendemains bénéfiques. Pour soi et tous ses congénères, ceux que l’on chérit sur la Terre partagée. Moment de communion et de connivence intense. Familles, amis, amoureux, amants, âmes solitaires comprises, puisent force et tranquillité intérieure dans le spectacle de cet éblouissement. Dans l’iris des enfants, flamboie la promesse d’un avenir radieux. Jusqu’à tard dans la nuit, les petits radeaux qui s’éloignent inexorablement rapprochent a contrario les âmes friandes de sérénité.
Loy Krathong, célébration de l’harmonie.
Patrick Chesneau
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