Une chronique thaïlandaise de Patrick Chesneau
Le moment est d’une grande banalité. Répété des milliers de fois chaque jour à travers le monde. Et pourtant, c’est toujours une parenthèse magique.
Au terme des douze heures d’une pérégrination millimétrée depuis l’Europe, la mer Andaman cède la place à la terre ferme sous le ventre du long courrier. Passagers en début de tension. C’est alors que les prunelles s’émoustillent. Les corps fourmillent d’envies. En rompant avec le ronronnement qui sied aux très hautes altitudes, l’avion entame alors la dernière phase de son plan de vol. Un lent dénivelé en ligne droite. Il amorce sa descente par paliers, indiquant par là-même le survol des premiers faubourgs de l’immense mégapole. En ligne de mire, Bangkok, la plus fascinante des capitales.
Par delà les hublots, on en perçoit les prémices. Dans la carlingue, que d’excitation comprimée. Les poitrines tambourinent. Certains novices de la destination sont saisis par l’excitation. Gigotent sur leur siège. On dirait des pantins désarticulés. Mais, la vérité est qu’aucun bourlingueur supposément endurci ne résiste à une émotion aussi extrême. État proche du précipité chimique. Chaque voyageur ressent une pointe d’ivresse…quand la raison se dissout lentement, happée par un charivari tonitruant. Les sentiments jouent à l’hyperbole. Tutoient la grâce en son Royaume. Enfin, s’accomplit le retour vers la terre promise. Il est à portée d’ailes, ce pays de cocagne propice à l’émerveillement. Il faut naturellement être adepte de frénésie urbaine. La cité cannibale engloutit et déglutit sans répit. Si on n’y prend garde, la sensation de vertige devient vite oppressante. Ce qui n’empêche en rien la beauté de surgir en mille lieux. Ville inépuisable. Difficile d’en être rassasié.
Sous le fuselage de métal, les nuages s’effilochent.
La ville géante dévoile peu à peu ses contours. Et ses atours. C’est à cet instant que se dresse une forêt de béton, de verre et d’acier, piquetée de tours prométhéennes. Émaillée de temples rutilants. Prolifération des wats aux toits en coupelles superposées et des stupas élancés comme pour mieux accrocher le ciel. Entre aurores et crépuscule, ils resplendissent en accompagnant la trajectoire du soleil.
Ça et là, un bouddha géant se détache du fatras urbain. Telle une vigie postée à l’aplomb d’une hydre tentaculaire. Riche de ses douze millions d’habitants. Juste à côté, les échangeurs autoroutiers relient entre elles des dizaines de coulées d’asphalte. Excroissance permanente. Expressways et motorways ceinturent la gigantesque flaque de béton qui s’étire au beau milieu d’une plaine spongieuse. Elle n’est contenue que par la mer sur la façade du golfe du Siam. Des ponts à l’audacieuse armature métallique enjambent un fleuve aux courbes alanguies. On comprend que la Menam Chao Phraya s’étire en contrebas. Mythique voie liquide. Est-ce ce ruban d’eau qui rend les deux rives si fertiles en monuments somptueux ? Le paysage défile au ralenti avant d’enclencher un rythme plus saccadé. D’infimes turbulences sont ressenties à l’approche de la terre gorgée de calories. La chaleur s’élève en colonnes et brouille la vue.
La rétine peine un peu à accrocher la litanie des lotissements plutôt cossus. Des enfilades de petites maisons individuelles. Au hasard, le regard repère une piscine bleue azur, jouxtant une succession de quadrilatères où s’agglutinent tant de masures d’infortune. Des artères rectilignes, démesurées, perforent l’agglomération de part en part. Partout, Bangkok enchevêtre l’opulence et la pénurie.
Réunit pour des noces intemporelles, l’héritage séculaire d’un passé foisonnant et la promesse téméraire d’un futur connecté, gonflé aux technologies avant-gardistes. Contrastes, contradictions, paradoxes. L’enflure côtoie la délicatesse. Cette toile de maître oriental s’engouffre dans une perspective faite de lignes de fuite. A perte de vue, ce n’est qu’un tourbillon de couleurs, de clameurs, d’odeurs. Bangkok donne le tournis. Mais engloutit les visiteurs extasiés dans un accaparement inégalé si l’on se réfère à la galaxie des grandes capitales. Tous les ressentis sont convoqués dans l’urgence. Indicible exaltation. Le bonheur de revenir à Krungthep Maha Nakorn en terre de Siam est une expérience initiatique perpétuellement rééditée. Chaque arrivée par les airs, fût-elle la millionième, s’achève dans une sorte d’éblouissement. Retrouvailles sublimées. Encore quelques minutes et l’offrande tant convoitée sera presque à commissure des lèvres. Comme une coupe miraculeuse.
Soudain, surgissent en bordure du hublot, les drôles de protubérances de Suvarnabhumi. Aéroport à l’architecture en forme d’artichauts emboîtés. Alignement parfait des terminaux. Étonnante esthétique. Fonctionnel malgré tout. Chacun se tasse dans son fauteuil. La minute de vérité se profilait. Elle approche. Imminente. C’est un impromptu qui abrège le supplice de l’attente. Enfin, l’oiseau agrippe le sol. Au contact du goudron, la gomme des pneus se liquéfie. Nuages de fumée. mais les roues ont libre cours pour engloutir les premiers arpents de macadam. Runway, tarmac. On y est. La Thaïlande retrouvée. Finie la disette des imaginaires trop longtemps en jachère. A brûle-pourpoint, une étrange chamade pulse dans les cœurs. Ce sont les premières notes d’une symphonie amoureuse. Bangkok, corne d’abondance. Tout re-commence vraiment à cet instant.
Patrick Chesneau
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Très beau texte, merci. J’ai un souvenir ému quand on descendait du Boeing 747 de la Thaï directement sur le tarmac de Don Mueang par un escalier amovible, on était soufflé par la chaleur et le bonheur immédiatement, on prenait la passerelle pour rejoindre la gare et aller à Hualongpon. Années 80.