Une analyse en deux volets de Philippe Bergues
Volet 1 : le retour
Après plus de quinze ans d’absence, Thaksin Shinawatra a réintégré sa résidence « Ban Chan Song La » dans le district huppé de Bang Phlat. Depuis son retour en Thaïlande le 22 août 2023, les spéculations vont bon train sur le degré d’influence de l’ancien premier ministre, à tel point que l’actuel chef du gouvernement, Srettha Thavisin, a dû répéter la semaine dernière « qu’il était le seul premier ministre en fonction ». Mais qu’il ne se priverait pas des « conseils » de l’expérimenté Thaksin.
Bien que l’ex-prisonnier médical de l’hôpital de la police royale n’ait pas encore pas pris la parole publiquement -ce qui est sans doute dans les obligations négociées de sa libération conditionnelle-, les allées et venues médiatisées dans son honorable demeure montrent le poids toujours influent de Thaksin dans les affaires du royaume.
Assurément, voici les preuves ! On ne reçoit pas la même semaine Hun Sen, ancien premier ministre du Cambodge et père de son successeur, Hun Manet, l’ancien thaksinien et leader du Bumjaithai, Anutin Charnvirakul, vice-premier ministre thaïlandais avec le portefeuille de l’Intérieur et pour finir l’actuel Premier ministre, Srettha Thavisin, sans qu’il n’y ait de spéculations possibles.
Même si aux yeux du public, son intention est de faire profil bas. Le grand-père de 74 ans qui revient s’occuper de ses petits-enfants après tant d’absence. Le père d’une famille unie avec ses filles Paetongtarn et Pintongta et son fils Phantongthae, qui ont partagé ensemble un repas dominical ce 25 février avec son ex-épouse, Khunying Potjaman Damapong, mère de ses enfants. Événement qui ne s’était pas produit dans sa résidence bangkokienne depuis 2008.
Posté sur le réseau social Instagram par Paetongtarn, l’actuelle cheffe du Pheu Thai, avec ces termes : «Dîner à Chan Song La. C’est une autre journée mémorable pour notre famille. Papa nous a invités à dîner pour nous cinq seulement. La belle famille et les petits enfants devront attendre leur tour la semaine prochaine. Papa a dit que l’ambiance était comme au bon vieux temps et que la table à manger était la même, sauf que tous les enfants avaient grandi ».
Une communication huilée, rubrique « politique people », sans vouloir faire l’illusion d’un retour de Thaksin dans l’arène des dossiers du moment. Ni plus, ni moins.
Après quinze années d’exil entre Londres et Dubaï, agrémentés de passages à Manchester où il avait racheté le club de football de City en juillet 2007 avant de le revendre au Abu Dhabi United Group en septembre 2008, Thaksin revenait régulièrement dans la « périphérie géographique thaïlandaise » à Singapour, Phnom Penh ou Hong Kong où il rencontrait sa famille, des proches du Pheu Thai et des Chemises rouges.
Ces trois dernières années, Thaksin, sous le pseudonyme de Tony Woodsome, multipliait les vidéoconférences sur la plateforme Clubhouse, lieu de rassemblement de ses supporters. Où il se faisait critique des actions du gouvernement militaro-royaliste dirigé par Prayut Chan-o-cha et donnait sa vision de la Thaïlande.
Pendant la campagne électorale il y a un an, sa fille Paetongtarn était à la baguette du Pheu Thai et toute la sphère thaksinienne espérait avec confiance une large victoire aux Législatives de mai. “Un glissement de terrain”, tel était le mot d’ordre. Avec l’histoire pour eux renforçant cette éventualité, les partis thaksiniens n’avaient-ils pas toujours été placés en tête de toutes les élections démocratiques depuis l’orée du XXIème siècle ? On sait ce qu’il advint. Le Move Forward et Pita Limjaroenrat devancèrent le Pheu Thai, le programme réformiste et progressiste du parti « orange » fut considéré comme un casus belli par les élites proches du Palais. Thaksin revint donc au centre du jeu avec un accord de réconciliation avec les généraux royalistes. Puisque le nouvel ennemi devenait Pita et le MFP avec leurs idées « révolutionnaires » et impensables à mettre en action pour l’establishment.
Le très informé Shawn W. Crispin, éditorialiste depuis plus de vingt ans dans des publications anglophones du sud-est asiatique du regretté Far Eastern Economic Review, écrivait dans l’Asia Times (22 août 2023) que « le règlement négocié aurait été discuté lors d’une réunion entre Thaksin, le Lord Chamberlain adjoint du Palais et l’ancien commandant de l’armée, le général Apirat Kongsompong, sur l’île de Langkawi en Malaisie. Lors d’une réunion secrète datant de mai, rapportée dans la presse locale et confirmée à l’Asia Times par des diplomates à Bangkok ».
Ce qui veut dire que Thaksin préparait déjà les conditions de son retour en Thaïlande et que l’hypothèse de la réconciliation entre conservateurs militaro-royalistes et hautes sphères thaksiniennes était déjà sur la table. L’empêchement de Pita par le Sénat à devenir premier ministre a permis d’activer la formation d’un gouvernement dirigé par le Pheu Thai incluant le Palang Pracharat et l’United Thai Nation alignés sur l’armée et le Bumjathai d’inspiration conservatrice -sur les questions liées à la monarchie-. Avec les voix des sénateurs pour élire Srettha Thavisin premier ministre, candidat numéro 1 du parti des Shinawatra. Et, en même temps, permettre le retour de Thaksin en Thaïlande. Le tout à la date concomitante du 22 août 2023, la boucle était donc bouclée.
Philippe Bergues
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