Une analyse de François Guilbert
En quatre mois, les soldats du Conseil de l’administration de l’Etat (SAC – junte militaire) ont perdu l’essentiel du contrôle de l’État Rakhine. Ils ont pourtant payé un lourd tribut humain dans les combats les opposant à l’Armée Rakhine (AA). En moins de 120 jours, 2 500 personnels auraient été mis hors de combat : tués, blessés ou capturés ; sans compter les quelques centaines d’autres ayant trouvé des refuges temporaires chez les voisins bangladais et indien (plus de 1200 depuis la mi-novembre 2023).
Ces sacrifices importants n’ont pourtant pas pu empêcher la Tatmadaw de céder quasiment partout où l’AA a porté ses coups de butoir. Une dynamique victorieuse à laquelle rien ne semble, à ce stade, résister. Huit townships ont d’ores et déjà été capturés dans les États Rakhine et Chin (Kyawktaw, Minbya, Mrauk-U, Myaybon, Paletwa (État Chin), Pauktaw, Taungpyo), les combats se poursuivant dans au moins quatre autres dans l’État Rakhine (Buthidaung, Maungdaw, Ponnagyun, Rathedaung).
Sittwe et Kyaukphyu : deux cibles de choix pour les insurgés rakhines
Après le canton de Mrauk-U, l’emblématique siège du royaume Rakhine disparu en 1785, site archéologique ayant vocation à être inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO, c’est au tour de la capitale régionale Sittwe d’être menacée. Les voies routières qui y mènent sont coupées. Les axes fluviaux dangereux, les vedettes de la marine de la junte pouvant même y être détruites par les actions de la résistance. La situation est en tout cas devenue suffisamment préoccupante pour que les diplomates des consulats bangladais et indien aient crû bon, voici quelques semaines, se replier en bon ordre sur Rangoun.
La situation n’est pas meilleure plus au sud, notamment à proximité du port de Kyaukphyu. Depuis janvier, la base navale de Danyawady est devenue une cible des guérilléros rakhines, tout comme les lieux où sont sises les infrastructures chinoises de la Route de la soie maritime du 21e siècle (gazoduc, oléoduc, zone économique spéciale), sans parler de l’île de Ramree qui longe la côte. Excusez du peu !
En menaçant de s’emparer de Sittwe et de Kyaukphyu, l’AA et par là-même l’ensemble de l’opposition au pouvoir en place à Nay Pyi Taw met à mal les relations de la junte avec New Delhi et Pékin, piliers des soutiens des putschistes depuis février 2021. Mais à la vérité, c’est tout l’État Rakhine qui semble glisser des mains du SAC. Si une telle déroute devait advenir, ce serait probablement un cataclysme politique et, pour tout dire, une première : un coup de tonnerre dans un ciel déjà bien sombre pour le général Min Aung Hlaing. Jamais depuis des décennies, la voie des armes n’a fait basculer tout un État d’un camp à un autre.
L’Armée Rakhine mène la guerre, la Tatmadaw en mode défensive
La quinzaine de milliers de combattants de l’AA a commencé ses assauts fin octobre 2023 à l’heure où l’Alliance des trois fraternités lançait son offensive dans le nord de l’État Shan. Si des unités de l’AA se sont bien engagées au côté de l’Armée de l’indépendance kachin (KIA) dans la partie septentrionale du pays, le gros des troupes de l’AA a porté son effort guerrier du nord au sud de l’État Rakhine.
Au sud de l’État Chin, le canton de Paletwa est rapidement tombé entre ses mains. Puis ce fut au tour du littoral du golfe du Bengale d’être saisi d’affrontements sanglants, avant de voir les combats glisser plus au centre et au sud de l’État. Cette dynamique de guerre montre combien l’AA a bien préparé son offensive et a réussi à fixer durablement ses adversaires là où ils étaient. Elle a même probablement coordonné ses actions avec des affinitaires (KIA, Force de défense du peuple (PDF), Armée de libération nationale Ta’ang (TNLA)).
Si par le passé, en saison sèche, les offensives d’ampleur étaient généralement l’œuvre de la Tatmadaw, cette année c’est la guérilla ethnique qui bouscule les soldats de la junte. Elle les a contraints à défendre comme ils le peuvent leurs lieux de garnisons, sans jamais pouvoir se regrouper pour (re)partir à l’assaut. Les hommes de la Tatmadaw ne peuvent compter sur aucune relève et tout au plus sur d’intenses barrages d’artillerie et bombardements aériens. En étant immobiles, ils se condamnent aussi à batailler avec les drones de leurs adversaires qui les harcèlent par voie aérienne. Sur les lieux de cantonnement les plus importants, il leur fait aussi prendre en compte la sécurité de leurs familles. Cette imbrication est une fragilité majeure pour le SAC. On a vu à plusieurs endroits, notamment sur la frontière indienne, des unités entières se rendre pour ne pas mettre en danger leurs parentés.
Dans un tel contexte, on peut comprendre que le moral des hommes du général Min Aung Hlaing soit au plus bas et que les officiers se déchirent sur la conduite militaire à tenir. Les plus hauts gradés ne sont pas nécessairement à l’abri du danger. Ils peuvent avoir à remettre leur sort personnel à leurs ennemis. A la mi-janvier, deux généraux ont dû se rendre à leurs assaillants dans le canton de Paletwa.
Fin février, le général Myo Min Latt, le commandant des opérations de la région ouest, aurait, lui, été arrêté puis transféré dans la capitale suite à ses divergences de vues avec sa hiérarchie, notamment le général Htin Latt Oo le commandant de la région militaire. Reste à savoir si de telles tensions percolent jusqu’au plus haut niveau de l’état-major et peuvent se traduire par une remise en cause des plus hauts hiérarques de la junte. En attendant de pouvoir mesurer ces incidences, les évolutions sur le terrain mettent à jour de nouvelles dynamiques politiques.
Le retournement militaire en cours peut avoir des incidences de long terme
Prenant en compte la nouvelle donne le long de sa frontière orientale, des responsables politiques indiens ont décidé de prendre langue ostensiblement avec le commandement de l’Armée Rakhine. Ainsi, le 29 février, une délégation dirigée par K. Vanlalvena, membre du Front national Mizo à la Rajya Sabha, la chambre haute du Parlement indien et seul délégué de l’État du Mizoram, a effectué une visite transfrontalière surprise dans les territoires contrôlés par les rebelles.
Il est prématuré de dire que ce déplacement dans le dos du SAC incarne un retournement complet des choix politiques indiens mais il apparaît peu probable que la rencontre de K. Vanlalvena avec l’AA ait pu avoir lieu sans un certain degré d’approbation du gouvernement fédéral. Dorénavant dans certains cercles de l’establishment politico-sécuritaire de New Delhi, on admet que le SAC est sur une pente très déclinante. Il faut donc s’adapter à cette nouvelle donne, notamment pour sauver, si cela est encore possible, le Projet de transport en commun multimodal de la Kaladan (KMMTTP), devant relier le nord-est de l’Union indienne au golfe du Bengale.
L’enkystement de l’AA le long de la frontière indienne et au sud de l’État Chin n’est également pas sans avoir de conséquences sur les relations interethniques en Birmanie même. L’AA sait que sa présence dans la circonscription de Paletwa est un quasi casus belli pour certains groupes chins. Ceux-ci n’avaient d’ailleurs pas hésité à le faire savoir, dès la période du gouvernement de Daw Aung San Suu Kyi. Pour l’AA et la stabilité future de la sous-région, il serait judicieux de forger une relation plus étroite avec le Front national Chin (CNF), les Forces de défense du Chinland (CDF) et d’autres acteurs politiques civils au sein du Conseil du Chinland nouvellement créé.
Une mainmise de l’AA sur l’essentiel de l’Etat Rakhine ne sera pas seulement un défi pour le SAC.
Opposition démocratique
Il pourrait bien l’être également pour l’opposition démocratique. La branche politique de l’AA, la Ligue unie d’Arakan (ULA), promeut « au minimum » dit-elle un projet confédéral pour la Birmanie, là où le gouvernement d’unité nationale (NUG) et ses alliés ethniques croient dans une constitution plus fédérale. Si le Rêve Arakanais du général Twan Mrat Naing est de bâtir avec l’AA/ULA un bastion inexpugnable similaire à celui des Was dans le nord-est de la Birmanie, c’est à une nouvelle quasi-sécession à laquelle tout gouvernement à Nay Pyi Taw sera confronté. Un risque majeur pour la paix sociale et l’unité de la Birmanie. On n’en est pas là encore.
Alors, dans les cercles de décision de l’opposition démocratique, on veut croire qu’une extension territoriale de l’AA servira, tout au moins à court terme, les desseins de la Révolution de printemps. L’AA ne coopère-t-elle pas déjà avec les PDF (armement, formation), les Kachins et l’Alliance des trois fraternités ? Son contrôle territorial jusqu’aux confins des collines des Rakhine Yoma ne permettra-t-il pas un soutien opératif à ceux qui se battent contre les unités du SAC et leurs miliciens de l’autre côté, dans les régions de Magway et de l’Ayeyarwady ?
Dernière question : quelle sera la réaction de la Chine si l’AA s’empare de la région de Kyaukphyu, stratégique pour l’avenir des projets des Routes de la Soie ? L’AA va-t-elle passer d’un statut de « proxy » de Pékin à celui d’un adversaire à éliminer ? La réponse à cette question pourrait bien changer la nature même des relations de la République populaire avec le SAC. A ce stade, il est clair que l’AA, comme l’a précisé publiquement le 4 mars son numéro 2 Nyo Tun Aung, n’entend pas respecter le cessez-le-feu « chinois » (accord dit d’Haigeng, 12 janvier 2024) qui s’applique, selon lui, que pour le nord de l’Etat Shan.
Enfin, comment les Occidentaux, vont, eux aussi, prendre en compte cette évolution majeure du rapport de force territorial ? On ne peut s’empêcher de penser que le SAC a, lui aussi, en tête cette dimension en enrôlant de force, depuis la fin février, de jeunes conscrits rohingyas dans ses rangs. En faisant des Rohingyas de nouveaux auxiliaires de la Tatmadaw, la junte cherche, certes, à retarder autant que possible la prise des secteurs de Buthidaung, Maungdaw et Rathedaung où de nombreuses familles musulmanes vivent mais au prix de possibles nouvelles violences interethniques dont elle souhaite faire porter la responsabilité sur les nationalistes rakhines de l’AA. Un tel drame, s’il se produit, viendra s’ajouter à bien d’autres, la junte multipliant les destructions aériennes d’hôpitaux dans la région (ex. Minbya, Ramree) et le minage des sols.
François Guilbert
Chaque semaine, recevez Gavroche Hebdo. Inscrivez vous en cliquant ici.