Une analyse de François Guilbert.
Le 25 mars, le gouvernement thaïlandais de Srettha Thavisin a apporté par voie routière une première aide humanitaire dans le cadre de son initiative diplomatique pour aider à sortir la Birmanie de la guerre civile. En présence du vice-ministre des Affaires étrangères thaïlandais, Sihasak Phuangketkeow, quelques milliers de sacs de riz, « symboles de la bonne volonté du peuple thaïlandais vis-à-vis du peuple birman » pour reprendre le langage officiel de Bangkok, ont été confiés aux sociétés nationales de la Croix Rouge ; à charge officiellement pour la branche birmane (MRCS) d’acheminer l’aide alimentaire jusqu’aux destinataires finaux.
Un geste généreux au profit de trois agglomérations pré-identifiées de l’État Kayin (Nabu, Paingkyon, Tha Ma Nya) mais aux portées humanitaires et politiques modestes. Les Croix Rouge donatrice et récipiendaire n’étaient même pas les organisations nationales mais leurs branches locales de Mae Sot et Myawaddy. Quant aux autorités politico-administratives présentes à la remise du don, elles relevaient pour la plupart de la zone frontalière. Comme si l’opération se devait d’avoir une portée la plus localisée possible, l’événement a mis principalement en scène des responsables provinciaux de Trat et de l’État Kayin.
Une aide accordée aux conditions de la junte
L’opération a été âprement négociée. En coulisses, les officiels thaïlandais reconnaissent de manière désabusée que la junte n’a facilité en rien l’opération. Cependant, ils ont pu la mener dans le calendrier qu’ils avaient publiquement énoncé. La face est donc sauve. Au-delà du timing globalement respecté, Bangkok peut se prévaloir d’avoir obtenu une distribution « non gouvernementale ». Ce n’est toutefois pas une véritable avancée et encore moins une preuve de flexibilité des généraux putschistes. La junte avait concédé le même modus operandi à la présidence cambodgienne de l’ASEAN dès la mi-2022. Il n’en a pas moins fallu anonymiser les camions de transport et les colis offerts.
La distribution a donc été menée facialement par les Croix Rouge, sous la supervision du directeur exécutif du Centre de coordination de l’ASEAN pour l’aide humanitaire en matière de gestion des catastrophes (AHA). Un habillage régional essentiel pour démontrer que Bangkok ne fait pas cavalier seul et dispose d’un bienveillant soutien de ses voisins. Toutefois, l’Envoyé spécial de la présidence tournante, l’ambassadeur laotien Alaunkeo Kittikhoun n’était pas présent lors de la remise du don au pont n°2 de l’Amitié Thaïlande – Birmanie alors qu’il effectuait presque concomitamment une visite de travail dans la Cité des Anges. Il est vrai néanmoins que toute l’opération a été financièrement et logistiquement prise en charge par la Thaïlande.
Même avec un certain label aseanien, l’assistance accordée à titre bilatéral et d’un Etat riverain à un autre dans le besoin n’en demeure pas moins très limitée. Au mieux, elle bénéficiera à 10 voire 20 000 personnes. C’est bien peu au regard de tous les habitants qui ont dû fuir leur village depuis le 1er février 2021 (2,5 millions), voire même en rapport de tous ceux qui se sont enfuis de leur domicile depuis les premiers jours de mars 2024 (+ de 50 000 individus).
Une aide ponctuelle ou continue ?
Mais au-delà du nombre des bénéficiaires de cette opération pilote, quel est son véritable objet ? S’agissait-il de démontrer par une opération coup de poing une « bonne volonté » du Conseil de l’administration de l’État (SAC) ou d’un début de processus politico-humanitaire de longue haleine ? A vrai dire alors que les premiers franchissements frontaliers viennent de se matérialiser, nous n’en savons toujours rien.
Ni Bangkok, ni Nay Pi Taw n’ont fait savoir si les distributions alimentaires de la semaine écoulée sont appelées à se poursuivre : au profit de qui, avec qui (AHA ?, Croix Rouge ?, CICR ?, donateurs de pays tiers ?, Nations Unies ?, O(I)NG ?), à quel rythme et selon quelle ampleur ? Pire, si au poste frontière thaïlandais le jour J, on a pu voir et entendre les officiels gouvernementaux du Royaume, notamment le vice-ministre des Affaires étrangères qui a négocié l’opération avec Nay Pyi Taw, les représentants du SAC ne sont, eux, faits bien discrets et pour tout dire muets. Le SAC n’était d’ailleurs représenté que par ses représentants de l’État Kayin.
Signe des réticences de la junte, la presse aux ordres a continué de passer sous silence en Birmanie l’événement annoncé pourtant avec tambours et trompettes depuis des semaines par le vice-premier ministre thaïlandais Pampree Bahiddha-Nukara. Cela ne laisse présager rien de bon sur le caractère extensible de l’opération dans le temps et, plus encore, dans l’espace. De plus, si le SAC se montre lui-même extrêmement rétif, on le voit mal accepter que Bangkok implique dans le futur étroitement ses ennemis, les leaders des groupes ethniques insurgés et/ou des délégués du gouvernement d’opposition (NUG).
Pour l’heure, l’opération s’est donc limitée, depuis Mae Sot (Thaïlande), à approvisionner des villageois à quelques encablures de la frontière internationale. Par ailleurs, la dégradation de l’environnement sécuritaire ne permettra certainement pas à la MRCS d’aller géographiquement bien au-delà vers les lieux d’affrontements les plus sévères et les zones humanitaires les plus critiques. L’opposition considère la MRCS comme un organe subsidiaire et une « force de réserve militaire » du SAC. Quant à la Croix Rouge thaïlandaise, reconnaissons qu’elle n’est pas du tout familière de cette bordure territoriale et guère disposée à agir en solo avec des acteurs non gouvernementaux non agréés par les deux capitales.
Un pari humanitaire aux effets iréniques improbables
Les autorités thaïlandaises sont bien conscientes que leur action pilote est une petite goutte d’eau dans une mer de détresse. Mais, leur pari initial n’en est pas moins de tenter d’ « amadouer » la junte de Nay Pyi Taw pour qu’elle accepte, progressivement, une désescalade des violences en échange de plus d’aides, voire de considérations par les pouvoirs exécutifs de la région.
Par là-même, il s’agit de convaincre diplomatiquement les partenaires de l’ASEAN qu’il est encore possible de ramener les dirigeants du SAC à la raison et plus encore dans le giron de l’organisation régionale. Mais, voilà, sur le terrain le sort des armes demeure premier. Et, il ne sourit guère aux hommes de la Tatmadaw depuis des mois. Demain pourrait même s’avérer plus difficile encore de l’État Rakhine à l’État Kayah, en passant par l’Etat Kachin où l’Armée de l’indépendance (KIA) desserre, depuis quelques semaines, l’étau qui pèse depuis longtemps sur sa « capitale » de Laiza.
Aux quatre coins de la Birmanie, les soldats de la junte refluent par centaines vers l’Inde, le Bangladesh mais également la Thaïlande. Ils sont si nombreux que Dacca, New Delhi et Bangkok sont obligés de négocier par la voie diplomatique leurs rapatriements en toute sécurité. Une situation bien humiliante pour l’autorité du général Min Aung Hlaing qui combat désormais le dos au mur. Son pouvoir personnel est menacé et son régime très affaibli. Il a beau évoquer devant la presse russe (23 mars) sa volonté d’organiser des élections générales dès que possible, il n’en doit pas moins convenir qu’il ne pourra pas le faire de toute façon sur tout le territoire au même moment. Un véritable aveu d’impuissance !
Bien qu’ayant un crédit au plus bas, le commandant-en-chef des services de défense ne donne aucun signe de vouloir composer et chercher une solution négociée à la crise qu’il a contribué à créer depuis février 2021. Il ne saisit pas la perche « humanitaire » tendue par la Thaïlande pour sortir de son isolement et de son discrédit, et entamer un processus de paix. Bangkok multiplie pourtant les signes de bonne volonté mais il lui faut aussi tenir compte des réalités du terrain. C’est d’ailleurs ce qui a été fait toute chose égale par ailleurs lors de la contribution humanitaire du 25 mars.
Une aide humanitaire discrètement apportée via la résistance karen
Sans insister sur ce point, la Thaïlande s’est appuyée, pour partie, sur les acteurs karens pour mener à bien son projet. Elle a innové par l’association de groupes de résistance à la frontière. La Force des gardes-frontières karen (BGF) a pris en charge les produits offerts via Thay Ka Tae puis Myawaddy. Elle les a acheminés, accompagnés par des officiels de l’armée thaïlandaise, jusqu’aux sites du township de Nabu tenus par la guérilla de l’Union nationale karen (KNU). Là, près de 4000 colis ont été gérés par le Comité pour les déplacés intérieurs karens (CIDKP). Ce mode opératoire a différé de celui retenu pour venir en aide aux déplacés des townships de Don Yin et Paingkorn où l’aide a été appropriée par le SAC et la MRCS.
Autrement dit, sans s’en vanter, Bangkok a mis sur pied une opération humanitaire « bicéphale » puisque sa contribution s’est faite d’un côté au profit de populations sous contrôle de la junte (2 sites sur 3) et de l’autre via la résistance démocratique. Reste à savoir si ce janisme sera reproductible ailleurs, avec d’autres acteurs, au profit de populations plus nombreuses voire dans un temps long. La KNU ne cache pas son souhait en ce sens. Au nom de l’opposition démocratique et en accord avec le NUG, elle l’a fait savoir par écrit aux autorités de Bangkok et aux autres capitales de l’ASEAN. Pour autant, le SAC est-il disposé à prendre en compte des demandes de ses adversaires et l’ASEAN prête à faire sienne des exigences venant du NUG et de ses partenaires ethniques ? En attendant de connaître la réponse à cette question « stratégique », l’ampleur du drame humanitaire ne cesse de grossir.
La Thaïlande s’en inquiète et ne s’en cache pas, notamment pour ce qui concerne les territoires au plus proche de sa frontière. Preuve s’il en fallait, la commission des Affaires étrangères du parlement et son président Noppadon Pattama (membre du Parti Pheu Thai), dans leur approche en 4 points de la crise birmane, ont demandé le 18 mars au pouvoir exécutif de suivre avec attention la dégradation de la situation sécuritaire et d’apporter une aide humanitaire plus conséquente pour y répondre.
Les Birmans se dirigent toujours plus nombreux vers la Thaïlande
Si des centaines d’hommes dans des uniformes de la junte trouvent un refuge temporaire en Thaïlande pour échapper à leurs assaillants, ils ne sont pas les seuls à franchir quotidiennement la frontière internationale. Des milliers de potentiels conscrits de l’armée birmane y voit leur salut. Par dizaines, ils arrivent légalement par voies aériennes ou terrestres.
L’ambassade de Thaïlande à Rangoun délivre déjà plus de 400 visas par jour. Or ce flux n’est pas appelé à se tarir de sitôt. Les appels au départ se multiplient. A Rangoun, impossible d’avoir un rendez-vous pour retirer son titre de voyage avant le 3 octobre. A Bago, les délais courent jusqu’au 19 juin et au 7 août à Mandalay. Faute de documents disponibles ou de siège dans un avion, il y a bien des chemins « autres » pour rejoindre le Royaume, 53 des 2 401 kilomètres de frontière ne sont d’ailleurs pas démarqués.
Sur ces routes, les dangers sont multiples. Les mines antipersonnel sont légion. Les trafics humains s’y amplifient. Les forces de sécurité des putschistes quant à elles, tirent à vue plus que jamais. Ces dernières semaines, de nombreuses victimes ont été ainsi déplorées. Pour autant, il est peu probable que le flux se ralentisse, bien au contraire. Les autorités thaïlandaises n’y croient pas elles-mêmes. C’est pourquoi, elles se préparent à l’arrivée de vagues de migrants. Discrètement le long de la frontière, 123 abris temporaires ont été mis en place. Ils sont armés pour prendre en charge de 60 à 80 000 migrants selon les différents schémas envisagés. Dans le scénario le plus sombre, il s’agira d’apporter assistances à autant de déplacés que ceux accueillis depuis quatre décennies avec le soutien des Nations unies et un consortium international d’ONG, dans les 9 camps de l’ouest du Royaume (Kanchanaburi, Mae Hong Son, Ratchaburi, Tak).
A côté de l’aide apportée en Birmanie et aux fuyards d’aujourd’hui et de demain, les autorités thaïlandaises voire malaisiennes et indonésiennes pourraient également faire des gestes au profit de ceux qui sont déjà sur leur sol. Ceux-ci répondraient aux soucis de réfugiés dans le besoin (ex. éducation, emploi, santé). Ils seraient une contribution « politique » au processus de sortie de crise puisqu’ils constitueraient une prise en charge de personnes ayant fui un régime honni ; juste pour survivre.
Une mesure de protection humaniste pour ceux risquant la détention et la mort pour avoir fait le choix de la désobéissance civile ou le refus d’être conscrit d’une armée tirant sur son propre peuple. Une telle politique d’assistance ne serait pas un soutien explicite aux oppositions au SAC mais elle ne manquerait pas d’être prise en considération par le NUG et les organisations politiques représentatives des groupes ethniques armés. Elle aiderait à bâtir la confiance nécessaire pour une médiation thaïlandaise et/ou de l’ASEAN entre les parties en conflit. Elle serait tout à l’honneur du gouvernement thaïlandais et lui accorderait plus de crédit à sa nouvelle approche de la crise birmane. La fin de l’incarcération des migrants illégaux et leurs expulsions vers la Birmanie contrôlée par le SAC où ils risquent le pire serait toute autant bien venue.
François Guilbert
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