Une chronique birmane de François Guilbert.
Les évaluations chiffrées de la politique en Birmanie sont si rares que l’on aurait bien tort de mettre de côté les données rassemblées tout récemment par l’association Blue Shirt Initiative. Son penchant partisan ne fait guère de doute mais cela n’invalide pas pour autant son analyse de la perception des citoyens birmans sur la situation politique présente et les conflits armés. Cette mesure est d’autant plus utile que la société a retrouvé un très fort intérêt pour les questions politiques. Tombé à 30 % en 2020, il est remonté à 79 % du corps social du fait du coup d’État de 2021 et ses effets sur le quotidien.
Une enquête sérieuse pour mesurer l’état d’esprit politique
L’enquête a été réalisée du 25 février au 2 mars 2024 auprès de 2892 personnes habitant dans 70 % des townships du pays. L’échantillon retenu est large même s’il n’a pu couvrir les zones d’affrontements les plus chauds. Ce biais ne saurait remettre en cause les tendances observées, pas plus que les hésitations des sondés à répondre à certaines questions sensibles. Certes, les non-réponses peuvent parfois être nombreuses mais les avis des citoyens sont si tranchés qu’il n’y a guère de doute sur les rapports de force partisans. 39 % des sondés n’ont pas voulu dire si le pays va dans la bonne ou mauvaise direction mais 53 % ont dit clairement que cela ne va pas dans le bon sens.
L’expression d’un soutien sans faille à Suu Kyi
Première leçon de la consultation : la persistance de l’immense confiance en Daw Aung San Suu Kyi. Son aura est tout à fait comparable à celle estimée avant les scrutins de novembre 2020. Si 80 % des Birmans font confiance à la prix Nobel de la paix, à contrario le général Min Aung Hlaing est vu avec grande confiance par un petit 1 % du panel. Un gouffre ! L’aura de La Dame est d’autant plus notable que la foi dans les leaders religieux est modeste (36 %), tout comme dans les partis politiques (27 %).
Quant à la Commission électorale de l’Union (UEC), son discrédit est total (6 %) alors que sa devancière organisatrice des élections générales de 2020 était créditée de 51 % des faveurs. De toute façon, seule la Ligue nationale pour la démocratie est vue comme démocratique (62 %), à contrario du parti relais historique de l’armée (USDP : 11 %) et cela va sans dire du Conseil de l’administration de l’État (SAC = 1%). Le décalage d’appréciation entre le SAC et son parti affinitaire tient probablement au silence de ce dernier.
Si Suu Kyi demeure une personne de grande confiance, cela n’est pas en contradiction avec des regards très bienveillants vis-à-vis du gouvernement d’opposition (NUG, 65 %), son président par intérim Duwa Lashi La (64 %) et la plateforme du Conseil consultatif de l’unité nationale (NUCC, 60 %). Cette sympathie s’étend aux acteurs de la lutte armée. Les forces de défenses populaires liées au NUG (PDF) tout comme les forces de défense locale (LDF) sont loin d’être vus négativement (confiance : 60 % / 73 %). Cette appréciation très positive est intimement liée à un espoir de voir la Tatmadaw vaincue.
56 % des personnes interrogées font confiance à la voie des armes pour résoudre les conflits en cours. Ils sont même plus nombreux encore à accorder du crédit (60 %) aux groupes ethniques se battant en provinces. A contrario dans les pays de l’ASEAN si l’on en croit la dernière enquête de l’ISEAS (The State of Southeast Asia 2024 – Survey Report), un dialogue inclusif avec toutes les parties prenantes clés, y compris avec le Gouvernement d’unité nationale, demeure l’approche la plus privilégiée de la région (38.6%) alors que cette solution n’est réellement plébiscitée que par 13 % des Birmans interrogés ces dernières semaines par Blue Shirt Initiative.
Une confiance politique affirmée en la résistance armée
La société birmane ne tend pas vers la pacification. Seuls 9 % des sondés voient avec une grande confiance une médiation internationale, onusienne ou aseanienne. Dans un tel contexte, les Birmans ne sont guère optimistes pour l’avenir. Si 10 % espèrent voir les conflits s’éteindre dans les 6 mois – 1 an qui viennent, ils sont 3 fois plus encore à estimer que la guerre civile se poursuivra bien au-delà de 2026. Quant au retour de la démocratie, pour plus de 23 %, il faudra attendre plus de 5 ans. Cette perspective politico-militaire sombre est nourrie notamment par l’appréciation portée sur la mise en œuvre de la conscription. Deux sondés sur 3 pensent que les enrôlements en cours conduiront à une nouvelle escalade conflictuelle. Une crainte partagée autant par les hommes que par les femmes, à Rangoun (68 %), en pays bamars mais plus encore dans les États ethniques (75 %).
Ce climat guerrier a un effet particulièrement pervers : la montée de la suspicion entre Birmans, même si celle-ci est élevée depuis longtemps. Plus de huit personnes interrogées sur dix ont indiqué qu’ils ne faisaient pas confiance à la plupart des gens. Il est vrai que le coup d’Etat a dégradé les relations sociales dans leur ensemble. Il a fait renaître la peur des espions et des délateurs. Néanmoins, l’une des critiques les plus vocales contre le SAC est de sous-performer en matière économique. Il est lui également reproché de laisser se développer la criminalité, les trafics de stupéfiants et la corruption. Les jugements sont sans appels : 86 % des sondés ont le sentiment d’avoir moins de revenus. 82 % disent faire face à une détérioration de leur santé mentale. 64 % affirment connaître une perte d’accès à l’éducation.
Une armée discréditée
Ces soucis des familles sont portés à la charge du chef des services de la défense et au SAC dans son ensemble. Ainsi, s’est installé une très profonde défiance vis-à-vis de l’institution militaire (75 %). Cette condamnation est 42 points supérieurs à ce qu’elle était en 2020. Dans un tel état d’esprit, il n’est pas surprenant que cette opinion publique ait perçu l’opération dite 1027, lancée par l’Alliance des trois fraternités, comme une offensive visant à mettre un terme au régime putschiste bien plus qu’une conquête territoriale à des fins ethniques.
Néanmoins, de 8 à 15 % des sondés y ont vu une offensive lancée dans l’intérêt de la République populaire de Chine. Une crainte que devrait garder en tête l’Envoyé spécial de Pékin pour les Affaires asiatiques, Deng Xijun, qui a entamé le 1er avril à Nay Pyi Taw son sixième temps d’entretiens de haut niveau avec la junte depuis décembre 2022.
François Guilbert
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